L'œuvre d'orgue

Orgue : Wolfgang Rübsam (orgue Rieger de Marienstatt)

Bayer Records BR 100 198/199 (1996)

Les "politiques" des années 1930 ont effacé de nos mémoires le souvenir d'artistes imaginatifs et nombreux. Si celui de Alain demeure, c'est grâce aux organistes qui côtoyèrent un tel musicien au Conservatoire de Paris (où il étudiait avec Paul Dukas), mais surtout grâce à sa sœur cadette, Marie-Claire. Il faut redire combien "Jehan Alain, musicien français", comme il s'appelait lui-même, renouvelait justement cette Ecole Française : mélange d'influences classiques et symphoniques, de polymodalité entendue chez Debussy (autre habitant de Saint-Germain-En-Laye), de thèmes grégoriens, de musiques russes, hindoue ou arabe,… rythmique très riche (libre et variée), recherche perpétuelle, refus de logiques de système (en 1940 !), foi en l'inspiration.

Méprisant tout individu trahissant "l'émotion d'un fourneau de cuisine", Jehan Alain indique lui-même l'attitude à adopter pour l'interprétation de sa musique : "Est-ce que cela vous touche… d'instinct, sans réfléchir ?". Pour cette version Rübsam, la réponse affirmative à la question n'empêche pas quelques remarques.

Comme souvent, le présent "Marathon" commence par un essoufflement : les fameuses Litanies, où Lebrun et Rübsam sont plus convaincants que Marie-Claire Alain. Incantation aveugle, insistante jusqu'à l'étourdissement, servies par un jeu infaillible, sans dureté, avec une conviction qui déclenche un bombardement de sonorité. Mais viennent ensuite les cruciales Variations sur un thème de Clément Janequin, ici plus délicates que chez Lebrun, certes. Mais il manque encore cette nostalgie qui hante la version Alain, où certainement l'émotion et le regret d'un temps révolu induisent, sans craindre de s'attendrir, une conclusion moins sèche.

On réalise que Rübsam semble plus à son aise dans les recherches d'écriture et de timbre, comme les Variations sur Lucis Creator, qu'il révèle littéralement, les deux fantaisies ou les deux préludes profanes, que dans les œuvres où l'intensité du compositeur confine à la mélancolie, univers dont Marie-Claire possède encore les clés. Le Jardin Suspendu, le Choral Dorien en sortent presque banalisés. Cette pudeur naturelle conduira l'interprète au legato pateux du Choral Cistercien. Rübsam ne retrouve le ton juste qu'avec le Lamento, où sa maîtrise tient lieu d'emprise.

Heureusement, beaucoup des qualités de Jehan Alain sont peut-être aussi celles de Rübsam. Notamment, une franchise sensible jusque dans le toucher du second, au point de goûter certaines subtilités. Rübsam stylise peut-être un peu brutalement son impressionnisme, renforcé par une puissante poigne et un geste large, suprêmement énergiques, mélangeant douceur et fermeté sans vraiment parvenir à faire autorité (Scherzo de la Suite pour orgue). Parfois ses choix musicaux trahissent une "tradition" et un enseignement trop bien suivis. Par exemple, la fin de la Suite est jouée forte au "grand clavier", au lieu de piano "boite fermée" au récit, indiqué par le compositeur. Les pianistes qui jouent les Ballades de Brahms nous ont habitués à de tels comportements. Ce n'est pas une raison.

Cette forte "intégrale" clarifie le propos. Les passages en canon de l'Aria sont rarement aussi intelligibles. On se rapproche un peu de l'univers onirique et sensible des Alain, frère et sœur. Une interprétation qui, après les Litanies, ne manque pas de souffle. Peut-être les timbres "carrés" de l'orgue construite en 1976 (61 jeux, dont un groupe dit "espagnol") n'évoquent-ils que très vaguement l'Ecole Française. La registration recherchée de Rübsam est, également loin d'imiter un orgue d'Ile de France qui n'a probablement pas de représentant idéaux en région parisienne, mais le bourdon allemand se tire mieux d'une partie indépendante que le "bruit de fond" peut compromettant qui sonne parfois sous ce nom en France. Voilà donc le dauphin de l'intégrale Marie-Claire Alain.

Note Artistique : 8 de Répertoire
Auteur : Thierry Guffroy
Revue : Répertoire numéro 109 (janvier 1998)

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