Ecrits |
Le carnet de Jehan Alain Frontispice Catalogue de la maison Jehan Alain :
Hommes et Dieux Il était de ceux qui une émotion légère se
répercute jusqu'au fond de l'âme? De ceux que les souveniers
envahissent au moindre choc, comme une légion de femmes endeuillées.
La vie m'apparaît extraordinairement videet logique. Tout se résume à ceci : la santé, qui tient à peu de chose ; la recherche chez les autres de sentiments ou de pensées analogues aux nôtres. On pourrait dire que l'affection est une coïncidence qui flatte l'égoïsme. J'exècre les gens qui ne croient à rien... Un train siffle, une barque s'éloigne : c'est la vie -- est c'est la mort... Je parle de mes vices comme s'ils étaient ceux d'un autre. Mais c'est moi, cette brute ! Quand l'homme a peur, il se cache et se tait. L'ironie, l'humour, seuls rendent la vie supportable aux êtres sensibles. Comment peux-tu rire si haut et afficher ainsi ta joie si tu songes
vraiment à tous ceux qui ont une blessure secrète, à
tous ceux qui luttent sans espérance ? Les petits enfants ont un regard si pur, d'une sincérité si exigeante que leurs yeux bleus, dans le petit visage sans expression, prennent une intensité affolante. Ce que vous gardez, vous commencez à le perdre. Il y a des jours où l'on a des idées vives, légères, incisives, énergiques, claires. Aujourd'hui je pêche de la vase dans mon crâne, des idées longues, longues, d'une longueur qui n'en finit pas ; elles entraînent un tas d'autres idées, un tas de considérations, et cela flotte comme ces grandes algues enchevêtrées les unes dans les autres, visqueuse, indéfiniment ramifiées. Je voudrais être sûr, lorsque j'aime tant un ami, que ce n'est pas parce qu'il me plaît d'avoir un tel ami. Je voudrais savoir que je lui donne vraiment quelque chose qu'il n'a pas besoin de me rendre. L'affection est une riche pauvreté, parfaitement inépuisable. Je te donne, à toi, et, pardessus tout, je n'en veux aucune satisfaction. La réussite complète, ce sont les éches en plus petit nombre que les victoires. Toute ma vie est centrée autour de l'émotion. Mon rôle à moi, c'est de m'imhiber d'émotions et de les exprimer. Il était de ces êtres pour qui l'expression est la seule forme du bonheur. Il y a un mot profond dans le Vicomte de Bragelonne, que j'ai relu -- mea culpa ! : "Qui meurt gagne. Qui voit mourir perd." La mort ne serait s'il n'y avait pas celle des autres. Le déjeuner solitaire, convenablement arrosé, est une occasion admirable de méditer. Le cerveau, flatté par la nourriture et stimulé par le vin, carbure alors à plein rendement, dans une atmosphère émouvante, légèrement romantique. Il peut engendrer des choses excellentes -- ou bien de simples fumées... Vous êtes un homme fait, monsieur ? -- Hélas ! ni faitni à faire. G... m'a entraîné au cinéma. Film d'aventures, à l'usage de gens fatigués, c'est-à-dire à notre usage : "Colonel Jeffries, on vous rendra votre fille ! -- Au galop ! Tous au défilé de la roche percée ! -- Adieu, Dick, ami fidèle ! -- Mauvais signe, Sammy, ça sent le brûlé ! -- Et de tous ses yeux, serrant les poings, le petit mercier du coin admire la "Terreur du Texas". Il ne rêve que plaies et bosses. Demain, il vendra sagement des boutons de corozo. Le monde grince douloureusement, comme un gigantesque moulin qui broie indifféremment toutes les actions, bonnes et mauvaises, tous les désirs, toutes les passions, toutes les fautes. Comme j'admets aveuglément tout ce qui peut me flatter ! Quelle désespérante facilité à croire ce que j'aimerais croire ! On n'a jamais abattu une force spirituelle par la persécution. C'est dans la douleur que naît la force véritable. Mon désespoir d'enfant : Monde de l'enfance, ô monde des merveilles ! Taries, vous êtes taries à jamais... Ah ! s'il n'y avait pas la musique !... Il faut avoir beaucoup de jeunesse pour oser vivre. J'admire sans réserve un homme qui parvient à cinquante ans avec son enthousiasme. Quant aux autres, quelques-uns "arrivent". Oui, mais dans quel état ! comme disait Capus. Je comprends les choses uniquement avec les yeux et les oreilles, je n'arrive pas à les pénétrer avec mon esprit, à me les assimiler. Je ne profite de rien, je me déplace, je vis en rêve. Dieu ne peut pas traînerune mythologie semblable au carnaval dont on l'affuble habituellement, C'est Dieu, cette puissance intégrale qui nous entoure. Je voudrais raconter des quantités de belles choses que j'ai
vues depuis peu, non pas des choses qu'on puisse écrire, décrire
dans une lettre, mais des grandes lumières, des grands paysages,
encore si proches que j'en suis obsédé. Oh ! les grandes
nuits ! Musique L'uvre d'art véritable, c'est la fraîcheur ressuscitée de nos premiers émois. Un chef d'orchestre est un magicien. Il tient entre ses doigts la baguette des fées. Les oreilles musiciennes qui n'ont pas entendu un rire d'enfant n'ont entendu sonner que des ferrailles. On a trop insisté sur l'orthographe musicale, évidemment indispensable. Travaillons nos états psychologiques. La musique est faite pour traduire les états d'âme d'une heure, d'un moment, surtout l'évolution d'un état d'âme. Donc mobilité nécessaire. Ne pas essayer de traduire un sentiment unique, fût-ce un sentiment éternel. Se rappeler que presque tous les musiciens parlent trop longtemps. A notre époque, on est fatigué des grands discours. Le public n'est pas si bête. Ne pas insister sur des "évidences" musicales. Fuir les lieux communs. Etre bref. Time's money. Ce qui importe le plus en musique, c'est peut-être moins le charme que
le mystère. Une musique qui dit tout ne dit pas grand'chose. Qu'ajouter
à Wagner ? A peu près rien. C'est pour cela que Debussy, succédant à Wagner,
a paru si rafraîchissant. Pendant une partie de sa vie, Beethoven a tout
dit. Puis il s'est avisé que l'éloquence ne suffit pas. Aussi, dans plus
d'une de ses dernières uvres, il a mis du mystère. Le défaut de l'école
de Franck et de Franck lui-même a été également de tout dire. Quelques-uns
des disciples du maître ont poussé l'incontinence de langage jusqu'à bavarder
avec le public par-dessus la rampe. La Messe en ré, de Beethoven, est ennuyeuse, dramatique, et très
mal écrite pour les voix qui sont traitées comm des instruments, c'est-à-dire
perchées, tendues à rompre. Et, naturellement, dès que le contrepoint
s'en mêle, c'est la catastrophe. Bach et Mozart, dieux du contrepoint,
où êtes-vous ? (malgré ce que dit Cortot du style fugué chez Mozart, auquel
il reproche d'être parfois scolastique et laborieux). Après l'épreuve de la Messe en ré, le Requiem de Fauré
offre un divertissement nullement funèbre. Dès les premières mesures,
on respire. Enfin des voix posées, qui peuvent sortir sans efforts de
coq enroué ! Le divin Jean-Sébastien Bach sait être, à l'occasion, mortellement ennuyeux.
J'ai entendu l'autre jour au Temple de l'Etoile, deux cantates qui auraient
donnée l'envie de grimper aux rideaux, s'il y avait eu des rideaux… A
la sortie, rencontré D... Echangé deux fortes grimaces, la sienne nuancée
de doute : "Ah ! me dit-il, c'est diablement ennuyeux, mais c'est beau
!". Le thème est à la pièce musicale ce que l'âme est aux pensées. Un morceau de musique, ce n'est pas un bocal à cornichons dans lequel il faut piquer le ou les thèmes. Le thème, c'est un personnage brillant au milieu d'une assemblée d'autres personnes. Il n'y a pas de conférencier sans auditoire. N'est-il pas infiniment plus délicat de développer un thème mélodiquement, à la façon de Chopin, que de le développer en le superposant à lui-même ou à un autre, suivant les canons habituels ? Ce n'est pas le thème le plus riche qui donne les meilleurs développements.
Sa variété risque de lui enlever l'unité de caractère. Quatre ou cinq
notes sont souvent plus expressives qu'un fragment très ouvragé. G... m'a rapporté un mot superbe d'Enesco, à l'un de ses cours d'interprétation : "Quand vous jouez Beethoven, ne pensez à rien, mais ayez toujours en vous des onomatopées sentimentales…" Il est indispensable que le travail d'improvisation soit intéressant et agréable à l'improvisateur. Sinon, qu'il quitte le clavier, mette son manteau et aille acheter une bouteille de quinquina en prenant le chemin qui traverse la forêt. Dans une improvisation, je n'aime pas le sentiment de progression - je veux dire de développement, d'extension de l'idée initiale. Je voudrais seulement une poussée, rien que des paroxysmes. Le jazz, qui m'attire, bien que je le redoute, m'a appris certaines équivoques rythmiques qui traduisent bien ma pensée. Il est curieux de faire, par besoin véritable, un devoir présenté comme une tâche ardue. Le public veut à tout prix des musiques sublimes, que le pianiste, après un crescendo énorme, s'arrête tout à coup, avant de continuer, et que chacun frémisse et tremble de frayeur, pensant que ce sont là caresses diaboliques. Epoque troublée et suspendue sans cesse au-dessus des gouffres de la démocratie et de la guerre. Heureusement le sourire du bon Bach, les pleurs de l'intraitable Ludwig van Beethoven, les soupirs et les cris de quelques autres constituent une rampe solide à laquelle nous nous accrochons dans l'escalier obscur des circonstances. Ultima
Dieu t'a tiré du néant pour que tes actions les plus infimes
soient mises en balance. Je crois en le Christ et en Dieu Embrasse toujours ta femme et tes petits enfants comme si c'était la dernière fois que tu les voyais. Ceux qui ont été brutalement séparés sont peut-être ceux qui possèdent le plus. |