Ecrits


Le carnet de Jehan Alain

Frontispice

Catalogue de la maison Jehan Alain :

  • Entreprise générale de fumisteries sincères et de douloureuses baudrioles.
  • Tous les petits talents et toutes les grandes témérités.
  • Toutes les grands doutes et toutes les petites convictions.
  • Tous les grands sentiments et toutes les petites contingences.
  • Toutes les insolences, les insouciances, les audaces, et toutes les grandes stupidités.

Hommes et Dieux

Il était de ceux qui une émotion légère se répercute jusqu'au fond de l'âme? De ceux que les souveniers envahissent au moindre choc, comme une légion de femmes endeuillées.
Alors que la conversation continuait autour de lui, les images se précipitaient en foule devant ses yeux, en une cascade affolante. Il souriait, semblait s'absorber dans la contemplation d'un objet lointain. Pour quelques instants au moins, il devenait incompréhensible pour ses semblables.

La vie m'apparaît extraordinairement videet logique. Tout se résume à ceci : la santé, qui tient à peu de chose ; la recherche chez les autres de sentiments ou de pensées analogues aux nôtres. On pourrait dire que l'affection est une coïncidence qui flatte l'égoïsme.

J'exècre les gens qui ne croient à rien...
Ceux qui ne rient que d'un oeil.
Ceux qui devinent toujours la fin de l'histoire (du moins en sont-ils persuadés.)
Ceux qui ont tant vécu qu'ils analysent merveilleusement le caractère de leurs amis à la lueur de leur expérience, qu'ils prévoient à coup sür le geste d'un tel, dans tellle circonstance.
Pour ma part, j'aime mieux donner large prise aux pièges qu'on me tendra, que de me parer de ce sourire amer qui épargne la peine de prononcer un jugement personnel.
J'aime mieux également me croire à chaque instant mort de rire ou de chagrin que de me cuirrasser et de tendre ainsi à l'émotivité d'un fourneau de cuisine.
Me battre et vivre, au lieu de me dérober dans la crainte de l'imprévu, cela est bon.

Un train siffle, une barque s'éloigne : c'est la vie -- est c'est la mort...

Je parle de mes vices comme s'ils étaient ceux d'un autre. Mais c'est moi, cette brute !

Quand l'homme a peur, il se cache et se tait.
Quand l'homme est gai, il chante et il danse.
Les enfants font cela.
Celui qui jubile ne prononce pas de mots, c'est un chant de joie sans paroles, la voix du coeur se fondant dans la joie et cherchant à exprimer le plus possible (Alleluia).

L'ironie, l'humour, seuls rendent la vie supportable aux êtres sensibles.

Comment peux-tu rire si haut et afficher ainsi ta joie si tu songes vraiment à tous ceux qui ont une blessure secrète, à tous ceux qui luttent sans espérance ?
Ne pleure pas si haut quand rit ton frère, ne ris pas si haut quand il pleure.
Songe que c'est demain peut-être que tu sombreras.
Soit heureux, si tu as aimé une heure seulement.

Les petits enfants ont un regard si pur, d'une sincérité si exigeante que leurs yeux bleus, dans le petit visage sans expression, prennent une intensité affolante.

Ce que vous gardez, vous commencez à le perdre.
Ce que vous perdez, vous commencez à le garder.
Ce que vous donnez, vous le gardez toujours.

Il y a des jours où l'on a des idées vives, légères, incisives, énergiques, claires. Aujourd'hui je pêche de la vase dans mon crâne, des idées longues, longues, d'une longueur qui n'en finit pas ; elles entraînent un tas d'autres idées, un tas de considérations, et cela flotte comme ces grandes algues enchevêtrées les unes dans les autres, visqueuse, indéfiniment ramifiées.

Je voudrais être sûr, lorsque j'aime tant un ami, que ce n'est pas parce qu'il me plaît d'avoir un tel ami. Je voudrais savoir que je lui donne vraiment quelque chose qu'il n'a pas besoin de me rendre. L'affection est une riche pauvreté, parfaitement inépuisable. Je te donne, à toi, et, pardessus tout, je n'en veux aucune satisfaction.

La réussite complète, ce sont les éches en plus petit nombre que les victoires.

Toute ma vie est centrée autour de l'émotion. Mon rôle à moi, c'est de m'imhiber d'émotions et de les exprimer.

Il était de ces êtres pour qui l'expression est la seule forme du bonheur.

Il y a un mot profond dans le Vicomte de Bragelonne, que j'ai relu -- mea culpa ! : "Qui meurt gagne. Qui voit mourir perd." La mort ne serait s'il n'y avait pas celle des autres.

Le déjeuner solitaire, convenablement arrosé, est une occasion admirable de méditer. Le cerveau, flatté par la nourriture et stimulé par le vin, carbure alors à plein rendement, dans une atmosphère émouvante, légèrement romantique. Il peut engendrer des choses excellentes -- ou bien de simples fumées...

Vous êtes un homme fait, monsieur ? -- Hélas ! ni faitni à faire.

G... m'a entraîné au cinéma. Film d'aventures, à l'usage de gens fatigués, c'est-à-dire à notre usage : "Colonel Jeffries, on vous rendra votre fille ! -- Au galop ! Tous au défilé de la roche percée ! -- Adieu, Dick, ami fidèle ! -- Mauvais signe, Sammy, ça sent le brûlé ! -- Et de tous ses yeux, serrant les poings, le petit mercier du coin admire la "Terreur du Texas". Il ne rêve que plaies et bosses. Demain, il vendra sagement des boutons de corozo.

Le monde grince douloureusement, comme un gigantesque moulin qui broie indifféremment toutes les actions, bonnes et mauvaises, tous les désirs, toutes les passions, toutes les fautes.

Comme j'admets aveuglément tout ce qui peut me flatter ! Quelle désespérante facilité à croire ce que j'aimerais croire !

On n'a jamais abattu une force spirituelle par la persécution. C'est dans la douleur que naît la force véritable.

Mon désespoir d'enfant :
"Je sais bien que tout cela n'est qu'une apparence et que rien n'existe quand je ne regarde pas...
"Je sais bien que tout est arrangé pour me tromper affreusement. Je sais bien que ma table n'est en bois que lorsque je la tâte.
"Je sais bien que le tapis sur lequel je marche ne me supportera qu'aux endroits où je mettrai les pieds, puisqu'ailleurs il n'est qu'une apparence.
"Je sais bien que si je cours tout à coup dans la pièce à côté, toutes les apparences auront repris leur place.
"Je sais bien aussi que ceux qui me regardent auront disparu quand j'arriverai. Je sais bien que ce sont toujours les mêmes personnes qui jouent la comédie pour me tromper et passent à côté de moi dans la rue. Elles ne sont pas plus de quatre ou cinq. Leurs déguisements ne m'abusent pas.
"Je suis bien que les arbres n'existent pas et qu'ils n'ont que le côté que je leur vois. Je sais bien que, quand je tourne autour d'un arbre, il se transforme pour que je croie qu'il y a un arbre véritable et un pays derrière.
"Je sais bien que ceux qui me regardent se gaussent de moi et que je n'existe que pour être leur jouet, impuissant et docile.
"Je sais bien qu'ils peuvent lire dans ma tête, mais je serai plus fort qu'ils l'imaginent. Ce n'est pas assez de le penser. Je leur crierai que je sais que je suis joué, qu'on me joue, qu'ils me jouent, et que, si je me jette sur mon lit pour pleurer de rage et de désespoir, je sais bien qu'il n'existe pas, mon lit, mon matelas, je le sais, je le sais, je le sais..."

Monde de l'enfance, ô monde des merveilles ! Taries, vous êtes taries à jamais... Ah ! s'il n'y avait pas la musique !...

Il faut avoir beaucoup de jeunesse pour oser vivre. J'admire sans réserve un homme qui parvient à cinquante ans avec son enthousiasme. Quant aux autres, quelques-uns "arrivent". Oui, mais dans quel état ! comme disait Capus.

Je comprends les choses uniquement avec les yeux et les oreilles, je n'arrive pas à les pénétrer avec mon esprit, à me les assimiler. Je ne profite de rien, je me déplace, je vis en rêve.

Dieu ne peut pas traînerune mythologie semblable au carnaval dont on l'affuble habituellement, C'est Dieu, cette puissance intégrale qui nous entoure.

Je voudrais raconter des quantités de belles choses que j'ai vues depuis peu, non pas des choses qu'on puisse écrire, décrire dans une lettre, mais des grandes lumières, des grands paysages, encore si proches que j'en suis obsédé. Oh ! les grandes nuits !
Impossible d'écrire : c'est trop bon d'écouter encore...

Musique

L'œuvre d'art véritable, c'est la fraîcheur ressuscitée de nos premiers émois.

Un chef d'orchestre est un magicien. Il tient entre ses doigts la baguette des fées.

Les oreilles musiciennes qui n'ont pas entendu un rire d'enfant n'ont entendu sonner que des ferrailles.

On a trop insisté sur l'orthographe musicale, évidemment indispensable. Travaillons nos états psychologiques.

La musique est faite pour traduire les états d'âme d'une heure, d'un moment, surtout l'évolution d'un état d'âme. Donc mobilité nécessaire. Ne pas essayer de traduire un sentiment unique, fût-ce un sentiment éternel.

Se rappeler que presque tous les musiciens parlent trop longtemps.

A notre époque, on est fatigué des grands discours. Le public n'est pas si bête. Ne pas insister sur des "évidences" musicales. Fuir les lieux communs. Etre bref. Time's money.

Ce qui importe le plus en musique, c'est peut-être moins le charme que le mystère. Une musique qui dit tout ne dit pas grand'chose. Qu'ajouter à Wagner ? A peu près rien. C'est pour cela que Debussy, succédant à Wagner, a paru si rafraîchissant. Pendant une partie de sa vie, Beethoven a tout dit. Puis il s'est avisé que l'éloquence ne suffit pas. Aussi, dans plus d'une de ses dernières œuvres, il a mis du mystère. Le défaut de l'école de Franck et de Franck lui-même a été également de tout dire. Quelques-uns des disciples du maître ont poussé l'incontinence de langage jusqu'à bavarder avec le public par-dessus la rampe.
Savoir se retenir, ce n'est pas tout, mais c'est déjà beaucoup.

La Messe en ré, de Beethoven, est ennuyeuse, dramatique, et très mal écrite pour les voix qui sont traitées comm des instruments, c'est-à-dire perchées, tendues à rompre. Et, naturellement, dès que le contrepoint s'en mêle, c'est la catastrophe. Bach et Mozart, dieux du contrepoint, où êtes-vous ? (malgré ce que dit Cortot du style fugué chez Mozart, auquel il reproche d'être parfois scolastique et laborieux).
Circonstance atténuante : au temps de Beethoven, le diapason était un bon demi-ton au-dessous du diapason actuel. Les voix étaient donc moins tendues qu'à notre époque.
Dans le Sanctus, Beethoven a voulu évoquer le calme, l'adoration par des moyens paradoxaux, en tendant tout - voix, violon, orchestre - au maximum.
La musique de Beethoven est presque toujours belle. Mais que dire de sa pensée qui est une bagarre confuse, et de sa philosophie ! Dès qu'il interprète un texte, il devient nébuleux, il se dessèche, il cesse d'être le grand Beethoven, une barbe de fleuve s'enroule aux pieds du dieu.

Après l'épreuve de la Messe en ré, le Requiem de Fauré offre un divertissement nullement funèbre. Dès les premières mesures, on respire. Enfin des voix posées, qui peuvent sortir sans efforts de coq enroué !
Et quelle philosophie de la mort et de l'au-delà ! Loin de lui les gouffres terribles dont l'Eglise et l'Ecriture nous donnent, avouons-le, une appréhension extrême. Le Dies Irae, chaque fois que je l'accompagne, me fait passer un frisson glacé dans les moelles. Ce qui, dans la liturgie, a trait à la mort est simplement effroyable. Comment connaître, sur ce point, la pensée de Dieu ? Celle des hommes, celle même de l'Eglise a évolué sur ce point. En ce qui concerne la vie éternelle, je suis toujours surpris que l'Eglise nous en donne si peu le goût, le désir. Souvent, dans la liturgie, c'est la peur horrible de la mort, l'angoisse de la bête traquée par un chasseur impitoyable. Aux enterrements, j'ai souvent éprouvé, en tant qu'organiste, le sentiment exprimé par un romancier dont j'ai oublié le nom : "L'Eglise s'emplit de fantômes et le vieux drame recommença, tout frémissant de l'épouvante millénaire…".
Au contraire, chez Fauré, tout n'est qu'ordre et beauté, et, si j'ose écrire, luxe et volupté… Quelle sérénité ! Mais voilà : Fauré était un chrétien tiède, il croyait comme certains marchent - sur la pointe des pieds… Alors, son opinion a-t-elle moins de valeur ?

Le divin Jean-Sébastien Bach sait être, à l'occasion, mortellement ennuyeux. J'ai entendu l'autre jour au Temple de l'Etoile, deux cantates qui auraient donnée l'envie de grimper aux rideaux, s'il y avait eu des rideaux… A la sortie, rencontré D... Echangé deux fortes grimaces, la sienne nuancée de doute : "Ah ! me dit-il, c'est diablement ennuyeux, mais c'est beau !".
Il n'est pas vrai que la musique ait le droit d'être ennuyeuse. Quand elle est ennuyeuse, c'est qu'elle est manquée.

Le thème est à la pièce musicale ce que l'âme est aux pensées.

Un morceau de musique, ce n'est pas un bocal à cornichons dans lequel il faut piquer le ou les thèmes. Le thème, c'est un personnage brillant au milieu d'une assemblée d'autres personnes. Il n'y a pas de conférencier sans auditoire.

N'est-il pas infiniment plus délicat de développer un thème mélodiquement, à la façon de Chopin, que de le développer en le superposant à lui-même ou à un autre, suivant les canons habituels ?

Ce n'est pas le thème le plus riche qui donne les meilleurs développements. Sa variété risque de lui enlever l'unité de caractère. Quatre ou cinq notes sont souvent plus expressives qu'un fragment très ouvragé.
On remarquera que souvent les grands maîtres ne tirent pas partie - exprès - de toute les ressources de leur thème.

G... m'a rapporté un mot superbe d'Enesco, à l'un de ses cours d'interprétation : "Quand vous jouez Beethoven, ne pensez à rien, mais ayez toujours en vous des onomatopées sentimentales…"

Il est indispensable que le travail d'improvisation soit intéressant et agréable à l'improvisateur. Sinon, qu'il quitte le clavier, mette son manteau et aille acheter une bouteille de quinquina en prenant le chemin qui traverse la forêt.

Dans une improvisation, je n'aime pas le sentiment de progression - je veux dire de développement, d'extension de l'idée initiale. Je voudrais seulement une poussée, rien que des paroxysmes. Le jazz, qui m'attire, bien que je le redoute, m'a appris certaines équivoques rythmiques qui traduisent bien ma pensée.

Il est curieux de faire, par besoin véritable, un devoir présenté comme une tâche ardue.

Le public veut à tout prix des musiques sublimes, que le pianiste, après un crescendo énorme, s'arrête tout à coup, avant de continuer, et que chacun frémisse et tremble de frayeur, pensant que ce sont là caresses diaboliques.

Epoque troublée et suspendue sans cesse au-dessus des gouffres de la démocratie et de la guerre. Heureusement le sourire du bon Bach, les pleurs de l'intraitable Ludwig van Beethoven, les soupirs et les cris de quelques autres constituent une rampe solide à laquelle nous nous accrochons dans l'escalier obscur des circonstances.

Ultima

Les soliloques de l'homme de garde

Le vent souffle dans les flasques
Les godillots flaquent dans la boue
Qui colle, et le vent caracole debout
En frac flasque, en loques molles,
Qui se plaquent sur la gueule
          De l'homme de garde !

La pluie rit de ses dents de lune,
Allume dedans les rigoles
De lointaines pâleurs, lueurs d'huile,
Et rogile des gouttes lourdes,
O lune, idole idiote dans les nuages,
Maigre image en voyage
O veule pluie sur la gueule
          De l'homme de garde !

Je n'ai pas de maison
Que mon manteau montant.
Ceint de mon ceinturon,
Mon toit que nettoie la bourrasque,
C'est mon casque que je cogne,
En m'endormant sans vergogne,
Et mes poches, mes poches noires
Mon boudoir, mon pensoir,
Mon rancart, mon tiroir,
Mon armoire, mon salon,
Et mes papelards froissés,
          "Mon trésor."
O refuge inviolable et dérisoire
O dignité arrosée
De l'homme de garde !


Dieu t'a tiré du néant pour que tes actions les plus infimes soient mises en balance.
Pour que de la médiocrité sorte l'ineffable.
Tu verras alors, avec un étonnement immortel, sortir de la souffrance la force.
De l'inachevé la beauté.
Tes essais seront sanctifiés.
Tu aspiras à la mort, comme au sceau qui scellera le marché et fera de toi un mort ou un vivant.
N'attends rien d'aujourd'hui ni de demain.
Attends la fin.
Que tes vœux soient pour le dernier achèvement.
Pour le terme où tu dois vivre, ou disparaître dans le rebut, rejeté dans les ténèbres.

Je crois en le Christ et en Dieu

Embrasse toujours ta femme et tes petits enfants comme si c'était la dernière fois que tu les voyais.

Ceux qui ont été brutalement séparés sont peut-être ceux qui possèdent le plus.