Postlude |
Seul, aujourd'hui, en face de cette dernière image, te plaindrai-je, mon ami ? Du fond de notre misère, ne nous infligeons pas le ridicule de plaindre les morts. Craignons leur désenchantement. Sans doute, nous te voyons t'éloigner avec un regard voilé par les larmes, car nous espérions beaucoup de toi. Tu es l'ouvrier du matin qui abandonne l'ouvrage aux premières ardeurs du jour. Tant de beauté que tu nous aussi donnée et dont tu nous frustres par ton envol ! Nous avions le droit d'attendre, d'exiger tout : et voilà qu'il faut renoncer Avec toi, j'avais gravi un à un les cent vingt-sept échelons de ton uvre. Avec toi aussi, j'ai pénétré dans nos souvenirs comme en un jardin clos, un long regard autour de moi sitôt poussée la grille, et le désir que rien ne bouge de ce qui a été notre présent. Mais la ferrure a grincé et fait envoler une bande d'oiseaux effarouchés. Comme s'il était permis d'éteindre son passé ! Du moins, que le regret ne me rende pas injuste. Tu étais riche : mais qui sait si une carrière, même comblée, efface jamais la nostalgie de son aurore ? Rien, vraiment, n'est aussi beau que la naissance du jour, et peut-être la promesse murmurée de fleurs passe-t-elle l'exubérance des fruits sage, tu as deviné. Quittant ton panier mi-empli d'une exquise récolte, tu as fui, dans un sourire, sur les ailes de l'archange. O Fortuné ! tu n'as connu que le printemps ! Tu n'étais pas à l'âge ou l'homme s'accroche à la vie, par faiblesse et comme sans espérance. Console-toi de n'avoir pas mâché cette amertume, un peu plus âcre chaque jour, et qui ronge comme un acide. Tu n'auras pas vécu cette heure affreuse où tout s'éteint, où l'uvre tendrement portée, hier encore tout étincelante de féerie, se fane et se détache de son créateur. Léger, brillant, tu nous précèdes et, lorsque tes compagnons fourbus arriveront à la dernière étape, ils auront tellement changé que tu ne reconnaîtras plus leur bataillon de fantômes. Comme beaucoup d'être jeunes, tu vivais dans une intimité souriante avec l'idée de la mort. "Je vois la mort en bas, du haut de ce bel âge " c'est moi, un jour, qui t'ai dit ce vers de Cocteau ; nous y avons reconnu l'écho d'un thème familier, point encore farouche. Cette connivence secrète avec l'au-delà, ta musique en prote à jamais le reflet impérissable. Sans doute n'exhale-t-elle aucun relent de désespoir ; par instants seulement sourd une mélancolie violée, à mi-chemin de l'ombre et de la lumière. Mais, divinatrice, elle fait le tour de toutes choses, sans que tu y eusses goûté, parce que la musique sait par avance que la vie est un échec et qu'il n'y a que la Beauté. Comme la rose qui s'effeuille, comme un rêve qui s'envole, tout passe et se dissout dans le temps c'est la confidence désenchantée que, dans un souffle harmonieux, tu nous murmures à l'oreille. Le reste est silence. Heureusement, ton uvre vivra. Sur le coteau de Petit-Puy, que ton corps, un soir de printemps, ensanglanta, les vignes ont refleuri : ainsi sur ta vie déchirée la musique étend aujourd'hui son manteau souriant. Elle murmure : "Tout est bien." C'est elle qui fixera de toi le portrait ressemblant que je ne puis tracer. Car, souvent, ma plume hésitait, se rebellait devant l'image imparfaite, l'expression altérée, le visage trahi. Parfois, je te distinguais confusément, comme au travers d'un brouillard doré par les souvenirs. Et tous ces souvenirs les miens comme les tiens, nos rêves, nos espoirs et nos amours "c'est comme si j'emportais un peu d'eau dans un sac de mousseline " 31 mai 1944 © Bernard Gavoty |