Chapitre 14 : Le dernier jour

Ah ! comme je frémis d'être arrivé à ce point du voyage à rebours que j'ai entrepris, presque joyeux, aux côtés de mon ami ! J'ai retardé tant que j'ai pu cette minute, mais il faut nous quitter ici. Nos voies se séparent et, dans cet instant, je rejoindrai seul la légion des vivants…

Je suis encore avec lui, en ce début d'après-midi du 20 juin. Un soleil de toute beauté. Depuis deux jours, des missions de reconnaissance aux alentours de Saumur ont isolé Jehan de son unité. Aussi l'ordre de repli qui est donné le matin du 20 juin ne peut-il parvenir à l'agent de liaison qui s'agrège à un détachement demeuré sur place. Vers quatorze heures, on demande un volontaire pour aller reconnaître un poste ennemi. Jehan se présente. Il saute sur sa moto et se dirige vers les hauteurs de Moulins, dans un faubourg de Saumur appelé Petit-Puy, à proximité des lignes ennemies. C'est déjà la campagne. Au somment d'un coteau fleuri de vignes, Jehan arrête un instant sa machine. Il y a là une petite maison appartenant aux propriétaires du champ. La mère et les enfants sont à l'abri dans la cave ; l'homme ancien combattant de la dernière guerre, est dans la cour intérieure, bornée par un jardin. Il guette. L'ennemi n'est pas loin, il a réussi à franchir la Loire et vise Petit-Puy pour aborder Saumur de flanc. Un bruit monte, comme une vague. On les entend : les voici. Ils débouchent au bas du coteau. Le temps de les compter : dix, vingt, trente… Comme la partie est inégale ! A peine s'il va pouvoir retarder quelques minutes l'avance du détachement ! Un instant de réflexion, un seul instant : Jehan mesure tout. D'autres devant la disposition du nombre, auraient songé à se rendre. L'armistice est tout proche. Là-bas, tout ce qui l'attache à l'existence : son art, ses enfants, son avenir. Jehan aime passionnément la vie. Mais il sait que ce qui est beau, c'est de tout risquer, de tout donner. Et il croit en Dieu. Sa décision est prise. D'un regard, il embrasse la scène, il accepte la lutte…

Pas une minute à perdre. Jehan cache sa machine parmi le vignes, se dissimule dans un repli de terrain où s'adosse la petite habitation, à l'angle d'un chemin creux qui monte du champ et de la grand'route qui descend de Saumur, et met en batterie. Ses munitions, il les entasse dans un appentis dont il a fait sauter la serrure. Il vérifie le fusil mitrailleur et il attend.

Pas longtemps. Un ennemi sans cesse accru de renforts le presse et cherche à le contourner. Il faut durer le plus longtemps possible. Economisant à l'extrême ses munitions, ne tirant qu'à coup sûr du lieu protégé où il se trouve, un après les autres, il abat seize hommes (d'après le témoignage de l'officier allemand qui commandait ce détachement et qui fit rendre à Jehan les honneurs militaires). Hélas ! il faut que tout finisse ! L'ennemi a réussi à déborder Jehan à droite et à gauche. Sur le point d'être pris par derrière, à bout de minutions, toujours très calme, Jehan brise son arme. Tout plutôt que de se rendre. Il va essayer de quitter son poste en direction de la motocyclette qui gît à quelques pas, sous les premiers ceps. Il contourne le mur qui l'abrite, il l'escalade à un endroit où un éboulement en facilite l'accès. Il saute dans l'angle du jardin. Mais un homme l'a suivi. Jehan l'entend derrière lui. Bien que désarmé, il se retourne : jusqu'au bout il fait face. Tout est fini… un dernier regard sur le petit jardin, une dernière pensée en flèche vers Saint-Germain. L'homme lui décharge son fusil en pleine poitrine. Jehan tombe en arrière, les yeux clos, le visage calme, traçant une crois de chair sur le sol de France, sur la France qui est si belle…

Jehan Alain, la vie même, est mort.

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© Bernard Gavoty