Prélude

ADIEU A MON AMI JEHAN

 

La jeunesse est semblable aux forêts vierges tourmentées par les vents. Elle agite de tous côtés les riches présents de la vie, et, toujours, quelque profond murmure règne sous son feuillage.

Maurice de Guérin

Ces mots tracés en tête de la page blanche, non, jamais je ne m'y habituerai, comme si leur résonance, à moi qui, si souvent, t'ai dit au revoir, évoquait une mauvaise plaisanterie. Te dire adieu, alors que, tant de fois, je t'ai quitté pour te retrouver le lendemain, inchangé, ironique et tout brillant de ton jeune génie. Non, non, c'est impossible. Et pourtant…

Pourtant, un jour du mois d'août 1940, je m'étais enfermé dès le matin pour travailler, et, dans la pièce aux volets clos, que la lumière méridionale, forçant toutes les issues, colorait d'un reflet ocré, j'agençais, sur une page comme celle-ci, un ensemble de notes suggérées par ton œuvre, consignées depuis longtemps et qu'avec la naïveté toujours renaissante du biographe je croyais facile d'assembler en un tout à la fois exact et harmonieux. Je m'étais promis une grande joie d'écrire cette étude et, cependant, si tu avais pu, à cet instant, pénétrer dans ma chambre, tu m'aurais surpris peinant comme un manœuvre, immobile toutefois et figé dans l'attitude du pensum littéraire. Les mots fuyaient ma plume, il semblait qu'elle se refusât à tracer les images dont ma tête et mon cœur étaient pleins. Alors, pour fui l'abstraction qui est l'écueil de ces travaux, je fermais les yeux et recréais sur-le-champ, tel les prestes machinistes du Châtelet, une rue de Madrid surchauffée, frémissante de l'angoisse des concours, un coin de banlieue, ta petite maison, tous les endroits où nous nous étions connus et promenés. Combien il est difficile de tracer le portrait ressemblant d'un être cher ! Tu fuyais, tu te dissolvais sans cesse, tu t'étirais en un fantôme de brume pour renaître, railler mon labeur de forçat et disparaître dans un sourire. Par instants je croyais rêver et je me disais : "Peut-être il n'existe pas !…" Alors, découragé, las de peiner sur ce que j'aurais voulu écrire d'un seul jet de plume, j'eus un lâche recours à l'appareil de T.S.F. placé sur une table à mes côtés. Je tournai le bouton. C'était la fin d'une émission : un trait de flûte, trois accords légers se posèrent comme des oiseaux sur une branche, et, tout de suite, la voix officielle du speaker : "Vous venez d'entendre un concert organisé à la mémoire des compositeurs Maurice Jaubert et Jehan Alain, tués à l'ennemi, les 19 et 20 juin 1940…"

C'était donc cela, le visage du malheur, cette honnête figure laquée avec ses boutons comme des yeux immobiles et cette bouche arrondie qui, tout le jour, avait bâillé à me regarder vivre et maintenant, candide, semblait stupéfaite de m'avoir fait chanceler ? C'est cela, la voix du malheur, celle qui nous vient dans la solitude, d'un fonctionnaire anonyme ? Entre deux nouvelles banales, entre une valse et un air de jazz, on apprend la mort d'un ami. Cela dure une seconde, et c'est fini.

Une seconde, c'est assez pour savoir que nous sommes seuls au monde.

Des mois ont passé. Je reprends la plume et les feuillets surchargés de ratures : "Ce qui caractérise l'art de Jehan Alain, c'est une grâce bondissante et allègre, le don de ne s'attarder à rien et, par dessus tout, de renouveler avec un bonheur singulier…" Non, c'est impossible. Je ne peux pas continuer cela, expliquer de sang-froid l'espoir que m'inspirait une œuvre, alors que je n'attends plus de son auteur que des souvenirs, effilochés comme des brouillards. Le plus grand plaisir que je prenais à écrire cette étude, c'était la perspective de te la lire, un soir d'automne, dans ce petit café bien clos où nous avons passé tant de belles heures. Je me préparais à l'éplucher devant toi avec des mines gourmandes : nous aurions découvert à deux qu'à force de minutie et d'exactitude, j'avais réussi à te défigurer à peu près complètement… Je suis seul, maintenant, et je n'ai plus le cœur à rire. Non, cet article n'aura pas de suite : il demeurera l'ébauche d'un portrait, comme tu restes toi-même, au fond de nos cœurs, l'esquisse de l'homme que nous aurions tant aimé et admiré davantage encore. La place que tu avais su te tailler dans la musique française, comment aurais-je le courage de la situer, si près encore du jour où le destin t'en a creusé une, dans un petit enclos fleuri, aux abords de Saumur ? Je ne veux plus ni t'expliquer ni te juger, j'ai seulement envie de rêver en ta compagnie, comme autrefois. Penché sur mon épaule, ton regard de biais jeté sur la feuille qui noircit lentement, tu vas revivre au fil de ma plume, au gré de mon cœur. Ecrivant ton histoire, je vais, pour quelques heures, te rendre souffle, visage, regard. Pour quelques heures, j'écarterai la Visiteuse, je lui arracherai ce qu'elle veut emporter avec elle à jamais, parmi les ombres : le rire, les souvenirs, les paysages… Ne me retire pas cette joie dernière. Demeure. Tu aimais les contes ? En voici un. Ecoute…

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© Bernard Gavoty