Chapitre 1 : La rencontre avec Bernard Gavoty

Nous étions de vieux amis. Rapidement, nous fûmes très liés. J'ai conservé le manuscrit de trois petites pièces écrites voici bientôt quinze ans que Jehan Alain m'avait dédicacées en ces termes : "A Bernard Gavoty, dont l'activité est telle qu'un moins d'une année il a pu devenir pour moi un ami de vingt ans."

Cette année était très exactement l'année 1929. Un professeur commun avait favorisé notre rencontre, après avoir entretenu, de longs mois durant, une émulation ardente entre ses deux élèves. Il enseignait à Jehan le piano, l'orgue à moi-même.

Nous ne nous connaissions que par le récit hebdomadaire de nos prouesses réciproques. J’entendis parler des dons extraordinaires de Jehan Alain, on vantait à ce dernier mon obstination de bûcheron. J’apprit un jour, non sans dépit, que mon rival composait, alors que je palissais encore sur mes traités d'harmonie ; mais ne lui insinua-t-on pas, dans le même temps, que j'apprenais une fugue nouvelle chaque semaine ? Ce stratagème, qui permettait à notre maître d’aiguillonner efficacement nos amours-propres, avait fort excité notre curiosité.

Nous fîmes connaissance à un concours de Conservatoire, dans la salle des examens, sans savoir que nous aurions, quelques années plus tard, à nous présenter sur cette scène et à nous avancer à notre tour vers le banc d'orgue, le gosier desséché par une angoisse intolérable que Jehan croirait masquée par sa désinvolture, tandis que je ne ferais rien pour la dissimuler. Nous étions, à ce moment, fort éloignés encore de cette épreuve, et prenions des notes au vol avec le plus grand sérieux, mais nous accordions assurément beaucoup plus d’intérêt à nous-mêmes qu'aux inculpés hagards qui se succédaient sur l'échafaud. Le véritable concours, ce jour-là, nous nous le sommes fait mutuellement passer et, s'il n'y eut que deux candidats, nous fîmes en sorte que le palmarès de l'examen amical comportât cependant deux reçus ex-aequo. Pressentais-je alors ces délicieux années d'amitié qui s'ouvrait devant nous ? je ne sais plus quel était notre était d'esprit quand nous commençâmes à les vivre. Oh ! sans doute, nous nous séparâmes ce soir-là avec la désinvolture des très jeunes garçons qui préféraient mourir plutôt que de laisser paraître le sentiment qui les occupe. Nous fûmes en cela semblables aux étudiants qui vont en bande voir l'Arlésienne à l'Odéon et qui s'échappent du théâtre en plaisantant, non sans avoir, par une toux violente, libéré leur gorge de l'émotion qui l'étreint. Et qu'importait que nous ne nous fussions rien dit, puisque nous nous étions si bien devinés ?

Ce qui me frappa immédiatement chez Alain, c'est un sentiment vif, et combien rare, de l'amitié. Pas plus que moi, il n'avait de camarades : seulement des amis, choisis lentement ou bien rencontrés par hasard, mais tout de suite classés avec des soins jaloux, tantôt laissés sans communication entre eux pour des raisons de stratégie ou d'incompatibilité, parfois associés par groupes de deux ou trois. Je n'ai jamais su, dans des réunions nombreuses, montrer cet entrain qui est, dit-on, le signe de l'esprit de camaraderie. Jehan non plus. Les cénacles nous glaçaient l'un et l'autre : nous n'avons jamais apprécié que l'intimité. Il aimait, comme moi, les interminables colloques à deux, qui vont loin et tournent court, comme si, tout à coup, l'on s'avisait qu'il est épuisant de jeter puis de reconstruire le monde en deux heures.

Ses dons ne se limitaient pas à la musique. Il avait bien d'autres attraits. A dire vrai, je cherche en vain ce pour quoi il n'était pas doué. La curiosité, l'adresse physique, une connivence native avec tout ce qui vit et palpite lui avaient ouvert bien des portes. Ne construisit-il pas de ses mains un petit orgue qui fonctionne encore, attestant de toute la force de ses menus poumons l'étroite parenté des mots artisan et artiste ? Les problèmes de la mécanique et de l’électricité ne le rebutent pas. Jehan n'aperçoit pas un appareil sans y porter aussitôt l'éclairage, le support, la place exacte qu'il requiert pour rayonner. Un vieux réveille-matin lui tient lieu de prétexte à féerie : les aiguilles, à chaque heure, déclencheront de délicats mécanismes, allumeront ou éteindront de minuscules ampoules savamment disséminées dans la galerie obscure d'une petit bibliothèque circulaire.

Ses ambitions ne se bornent point aux seules voluptés du Meccano. Gymnaste accompli, donnant, comme au cirque, le "frisson de la mort" quand il pilote sa moto-bolide, mime, clown, comédien, Jehan dessine encore de façon charmante, un peu comme il compose, avec le double soucis de la poésie et de la rapidité. Son crayon possède un sens aigu du détail urgent. Tantôt il fixe une nuance familière. Tantôt, il objective une vision magique, à la limite du rêve et du conte de fées. Ailleurs, il cerne un contour pathétique, pose ici une touche d'angoisse, revient à la légende, voltige, parachève ou se satisfait d'avoir esquissé. Parfois, il rit franchement et, tout à coup, un nuage passe; il s'assombrit. Les dessins de Jehan — quelques-uns jalonnent ce petit livre — sont, bien plutôt que des dessins, des paysages d'âme.

Parlerai-je de ses lettres dont j'ai voulu qu'un choix se mêlât intimement à ces souvenirs ? Billets, confidences ou court récits, nul de ces feuillets, qui, sitôt parés d'une ravissante écriture sans apprêts, s'envolaient par les huit chemins de la Rose des vents, ne lui prit plus de temps que celui de les noircir. A plat ventre dans l'herbe, sur les genoux, au coin d'un piano, plus rarement installé à sa table, Jehan écrivait. Comme dans sa conversation, au milieu de cent folies, un mot profond éclatait soudain, révélant sa vraie nature : très français, il dissimulait son émotion sous un constant humour où certains voyaient le désir d'étonner, alors qu'il n'exprimait qu'un souci de pudeur intime. Presque toujours un sourire pour conclure. J'ai sous les yeux un billet pastichant le vieux français, signé "Jehant-Testevuide, escholier" tel autre "Jehan-Croquenotes", et au bas d'un feuillet agrémenté de dessins familiers, je lis : "- Tournons cette feuille mal famée…"  Et ce mot merveilleux qui revient sans cesse dans sa correspondance : "Quand j'étais petit…" Toujours le besoin de remonter aux sources fraîches, de s'évader de la vie, de donner ce dont son cœur déborde : produire, produire à tout prix. Une seule obsession : fleurir sans relâche.

Il lisait au hasard, avidement, avec un prédilection à coup sûr passagère pour "l'écriture artiste". Je plaisantais souvent ce goût qui le conduisait parfois à des outrances, comme de retirer la palme à Balzac au profit de Cocteau. Le Potomak le mettait en joie, autant par les dessins que par le texte. Volontiers il qualifiait de chef-d'œuvre ce petit volume qui, en fait, ne dépasse guère l'agrément d'une pochade.

J'avais entrepris de lui faire quitter les parages séduisants mais creux des "années 20" et de le diriger vers une littérature moins artificielle. Ainsi nous enivrâmes-nous de Claudel et de sa grande obscurité prophétique qui nous révélait un monde si proche de la musique — de Colette, génie olfactif et visuel — de Mauriac, ce "monstre d'inquiétude". C'est en me traduisant ses impressions du Mystère Frontenac qu'il me découvrit une vaste ouverture sur l'éminent privilège de la musique : qu'une grandeœuvre littéraire exprime presque toujours le sort misérable de l'homme qui, perpétuellement, va et vient dans sa cage comme une bête captive, oscillant entre le désespoir de vivre et l'horreur de mourir; tandis que la musique, donc la fonction n'est aucunement la peinture de l’humain, mais la figuration de son idéal, échappe à la médiocrité de la vie en se référant à une beauté abstraite qui ne prend point de modèle en ce monde et qui le dépasse ainsi de très haut. Cette réflexion me parut si juste que je l’insérais à la lettre dans un article de revue. Le hasard lui en donna connaissance, ce qui lui fit malicieusement remarquer que les musiciens ne se bornent pas aux seuls emprunts harmoniques…

Je connus, grâce à Jehan, qu'un compositeur n'était pas forcément limité à la seul compagnie des dièses et des bémols et que la prétendue spécialisation, où beaucoup s'enferment comme dans une tour d'ivoire, n'est qu'une forme de leur manque de curiosité pour tout ce qui s'exprime en dehors d'une portée ou d'un clavier. Nous rencontrâmes beaucoup de ces phénomènes — machines à jours du piano ou du violon, mécaniques tôt enrayés — qui pullulent rue de Madrid. Prodiges éphémères, criblés de sarcasmes ! Je détache d'une lettre de Jehan, un malicieux jugement sur le Conservatoire : "J'ai toujours, en y entrant, l’impression d'une serre chaude où les plantes poussent très vite, grâce à la température et à l'humidité propices qu'on entretient autour d’elles ? Mais dont certains risquent de s'étioler quand on, les transplante en pleine terre." Il rectifie un peu plus loin cette image horticole, "… le nom de Conservatoire évoquant bien davantage une sorte de frigidaire où l'on conserverait des denrées périssables…" D'un coup, le trait ironique me restitue un Jehan bien vivant, une moue légèrement crispée, le rire de gorge, bref et bas. Et je m'avise soudain que, me laissant aller à rêver de lui, je n'ai point encore évoqué son image.

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© Bernard Gavoty