Chapitre 10 : L'œuvre (partie 3)

Maintenant, le recul est pris, les détails s'estompent, les nuances sombrent, comme au crépuscule, dans une lueur indécise qui résume sans trahir. L'œuvre analysée se recompose, chaque fragment revient à sa place et s'agrège au fragment voisin. Jetons un dernier coup d'œil, tel le voyageur par-dessus son épaule.

Le génie d'Alain est dans le don total de soi et dans l'expression de la vie. Donner, exprimer, c'est toujours tirer, pour l'offrir, un trésor du jardin secret. D'aucuns se repaissent solitaires. Mais Jehan conviait ses amis à partager ses biens ; son cœur se refusait aux délectations égoïstes, et il s'est miré dans l'onde unie de la musique, c'est pour mieux la peindre d'abord et s'oublier ensuite. Menant du même élan l'amour de l'art et le culte des âmes, peut-être, en écrivant, n'avait-il d'autre dessein que de tendre un miroir à l'auditeur : "Regarde-toi : ton visage est semblable au mien. Nous sommes frères. Viens avec moi…"

L'isolement volontaire, cette lèpre du cœur, il en eut l'horreur native. Il faut qu'il amène à lui, qu'il donne : "L'amitié est une riche pauvreté, parfaitement inépuisable… Si vous aimez ma musique, si elle vous parle, c'est mon rêve que je réalise…Je voudrais que chacun trouvât sa propre pensée et non pas la mienne dans ma musique". St trouver !… Nulle sensibilité ne peut se soustraire à cette convocation ardente, à cette adjuration souvent pathétique de communier à son message. ll modifie ses appels, il invente des pièges. Guère de titre sans épigraphe, nulle page de musique qui n'ait sa résonance dans telle phrase des Lettres. S'il écrit beaucoup, s'il multiplie les aspects d'un même paysage, c'est afin de forcer, par mille fléchettes irrésistibles, chacun de nous dans sa retraite. Sans trêve, il veut nous donner en partage sa vision du monde.

Cette œuvre, si neuve dans son essence comme dans ses moyens, poétique par ses racines, mystiques par son âme, comment lui assigner une place dans la production contemporaine ? On ne peut classer que par analogies, ce qui revient à dire que les novateurs ne sauraient être classés. Alain est-il, comme la plupart de ses contemporains, un fils spirituel de Fauré, Debussy ou Ravel ? En qualité d'organiste, procède-t-il de Vierne, Dupré ou Tournemire ? Peut-on le comparer à Messiaen, Honegger ou Poulenc ? Je n'aperçois aucun lien, même tenu. Jehan est un superbe isolé : lui qui n'aimait pas que les autres le fussent, il a dû consentir à être seul - génie oblige. Sans doute pourrait-on caractériser sa place par la nature et l'importance des trouvailles dont il a enrichi la musique française et surtout la musique d'orgue. Il y a là un travail morose qui pourra tenter quelque bénédictin. Mais pourquoi étiqueter à tout prix ? A quoi bon distribuer des notes et des médailles, doser des influences ? La valeur d'une œuvre se mesure à sa faculté de rayonnement. Pour ma part, j'aime mieux faire revivre Jehan que de peser ses mérites en de poussiéreuses balances de pion. Plutôt que de me livrer à la dissection de ses œuvres, je préfère en donner le goût et le représenter comme je l'ai connu, lorsqu'il les écrivait. Chasseur à l'affût d'un rare gibier, tête levée, l'oreille au guet, humant l'air, écoutant sans cesse les leçons de la nature, apte à fixer d'un burin précis le détail qu'il venait d'apercevoir, mais surtout attentif à ne pas briser le fil d'une inspiration délicate, ne cessant de se référer à une décision infaillible, comme extérieure à lui-même, qui lui dictait le refus ou l'acceptation de ses caprices, Jehan composait à la manière du poète "qui ne cesse de tirer des sons de soi comme d'une flûte, dessinant d'avance en ses vers des mots qu'il ne connaît pas encore, des mots qu'il attend, et qui, après des refus, s'offriront comme à miracle pour accorder le son et le sens." En quelques traits, son homonyme, le philosophe Alain, donne d'une attitude de créateur l'image la plus significative.

La visage de Jehan Alain n'allume point de reflet dans le miroir des temps modernes. Mais son nom éveille un écho sensible parmi les musiciens du passé. D'instinct, il les chérissait. Et quand il se lançait à la découverte d'un François Campion ou d'un Clément Jannequin, il allait simplement à la recherche de sa famille spirituelle. Son prénom même l'implante dans cette haute lignée d'exquis musiciens qui jalonnent nos siècles classiques. Là est sa patrie. Là est l'eau vive où puisèrent tant de mains avides. Des Hymnes de l'Eglises pour toucher sur l'orgue que Jehan Titelouze publia en 1623, année où Richelieu reçut le chapeau de cardinal, au Jardin suspendu de Jehan Alain, édité en 1939, à la veille de la guerre mondial, on suit comme au long de ces routes de l'Ile-de-France, ombragées à l'infini, l'évocation séculaire dans laquelle se joue la même lumière. Les moyens changent, la nuance demeure, la nuance et l'effluve. Une subtilité qui ne s'attarde point. Une émotion dont l'ironie est le masque transparent. Une gaîté qui dédaigne le rire. Une tendresse sans langueur. Parfois, un sanglot maîtrisé.

Toute la France.

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© Bernard Gavoty