Chapitre 11 : Jehan le mystique

Un moment détourné de mon chemin, me voici de nouveau aux côtés de Jehan. Je me suis éloigné de lui pour mieux le voir. Mais, comment après une absence je le retrouve transformé. Voici son visage, sa démarche, son regard. Serait-ce son cœur qui change ? C'est son âme : Jehan mûrit.

An 1939, à la veille de la guerre, il a vingt-huit ans. Derrière lui, une œuvre déjà considérable. Devant lui, mille projets, trois enfants, une femme chérie, de longues années : l'avenir… Jehan fait une amusante grimace quand il prononce ce mot. Bien sûr, l'avenir, cela existe, mais il n'y croit pas tout à fait. Il se sent toujours pressé d'écrire, de composer, de "mettre dehors ce grand paquet de choses vivantes", comme si le temps, soudain, allait lui manquer. Car il se sent une mission, un devoir à remplier. Un devoir ? Est-ce accomplir un devoir que de chanter ? Peut-être, après tout. Comme d'autres labourent, il faut qu'il chante "cette petite douleur immense, tellement lointaine, qu'on porte tout au fond de son être". Parfois, elle semble "s'endormir un peu, s'éloigner à petit pas". Mais elle est toujours là, prête à surgir, à mordre et à griffer. Impossible de la tuer. Il faut ruser avec elle, la charmer, l'ensevelir sous les fleurs. Jehan songe à Sébastien Bach qui la noie dans le contrepoint, à Beethoven qui l'éloigne aux confins du pathétique, à Wagner qui la recule dans le mythe et la fable, à son compatriote Claude-Achille qui l'abandonne aux frissons de la nature. Lui, qu'en fera-t-il ? De petites chansons, de menus poèmes : avant tout, ne pas la prendre tout le temps au sérieux. Une ou deux fois seulement, il la laissera éclater, et alors, des brosses, des seaux de couleur, des échafaudages, vivement à la fresque ! Pour le tous-les-jours, des pinceaux fins suffiront. Axiome : ne pas engager dans un court état d'âme toute la métaphysique ; savoir placer en regard le gouffre de la douleur et les clairières du rire, entre lesquels se joue le drame de la vie quotidienne. Sinon, l'on tombe de l'émotion dans les larmes, et chacun sait que les larmes asphyxient, convulsent, empêchent de voir et de sentir.

Voir, sentir, se promener, c'est bon cependant. Et beau, quand on a des yeux et des narines. La forêt, la neige, le vent, le printemps, ce sont de fameux spectacles. Et quand il n'y a ni neige, ni forêt, ni vent, ni printemps, on les invente, froidement. A quoi servirait le conte de fées ? "Il y avait une fois un petit charbonnier…" Les enfants croient qu'il y a des petits charbonniers, des elfes, des lutins, des génies et des diables. Lui, il sait depuis longtemps, depuis toujours, qu'il n'y a que des petits Jehan Alain…

Ces petits charbonniers, rêveurs, fantasques, naïfs,… ainsi donc, c'était lui ? Mais bien sûr… c'est si bon de redevenir enfant, et les forêts qu'on traverse en rêve, quand on a sur le dos un pourpoint troué et sur la tête un bonnet pointu, c'est tellement plus beau : "La forêt, c'était comme une église… Il fallait traverser des étages et des étages, des salles d'ombres, des sacristies et des boudoirs de silence, ou bien crever un vitrail vert pour trouver l'air que respirait la forêt, là-haut, au soleil, au pays des oiseaux…" Comme c'est agréable d'avoir un masque sur le visage pour chanter à son aise, sans honte, pour regarder de tous ses yeux, pour remercier Dieu de ces bonnes choses qu'il nous a données, en un cantique qui confond tout, travaux, musique, couleurs, prière : "… Je viens de faire le premier divertissement de ma fugue. C'est une petite fugue légère et claire comme la lumière du matin ? J'ai des modulations un peu subites qui font penser au vent frais qui se colle sur votre nez et fond sur vos épaules au détour d'une haie. Dans un matin comme celui-ci, je voudrais faire quelque chose de joli, qui soit un hommage au Créateur de m'avoir prêté la faculté de penser en musique, un hommage sincère. Le plus beau qu'il me soit possible…"

Tout artiste vient au monde pour dire une seule chose : c'est cela qu'il s'agit de trouver en groupant tout le reste alentour. Pour Jehan, quelle était cette chose ? Qu'il faut rattacher, relier à Dieu tout ce que la nature et nos cœurs ont produit de beau et de bon. Que le beau est le cantique le plus digne dont nous puissions glorifier le Créateur. Tout, dans une vie d'artiste, doit y concourir. La mer et la montagne louent Dieu : une fugue et une sonate aussi. Rien qui s'ordonne, ne se purifie, ne se sacrifie par cette disposition et cette offrande ; rien qui ne presse un sens. Chez Alain, l'amour de la nature poussé jusqu'à la saturation n'est jamais écœurant parce qu'il n'est ni païen ni panthéiste. Il contemple sans fin les pétales d'une rose ou les glaciers de son Alpe, mais ce qu'il aperçoit, ce ne sont pas seulement les pétales ou les glaciers, c'est le Dieu qui créa ces merveilles. Parce qu'il entonne d'une voix éclatante l'hymne que tant d'autres, chrétiens ou non, murmurent tout bas en créant de la beauté, Jehan mérite de figurer parmi les poètes surnaturels.

De plus en plus, il allait à l'essentiel. Sous la gaminerie, derrière le voile des fous rire, de nouveau sillons burinaient son masque d'homme. Il avançait en âge joyeusement parce qu'il était riche : "Il faut quitter d'un pas assuré notre jeunesse et trouver mieux. Ce n'est pas bien malin d'être une merveille à vingt ans ; le difficile est de se prêter aux perfectionnements de la vie et de nous enrichir d'elle à mesure qu'elle nous arrache ses premiers dons." Suivant le conseil de Barrès, Jehan se renouvelait sans cesse. Il devenait un homme ardent et grave, qui conservait sa fantaisie comme un viatique et son charme comme un talisman. Il était toujours un ami délicieux, prêt à accourir au moindre signe. Tout de même, à de certaines heures, il n'était plus sur terre : Dieu l'aspirait.

Non sans heurts. La sainteté est un état difficile. Un conflit sans trêve déchirait Jehan, conflit entre sa nature d'artiste et sa vocation mystique. Ai-je assez dit qu'il n'était avant tout passionné et qu'il se défiait extrêmement de ses impulsions, y voyant autant de pentes glissantes, soustraites au frein de la volonté. J'ai toujours pensé qu'il se gardait de trop aimer Fauré, la Méditerranée, telle mélodie enivrante, telle crique voluptueuse — et qu'il feignait donc de ne pas les aimer, s'appliquant même à les fuir. Comment ne point évoquer Maurice de Guérin, proche d Jehan par plus d'un trait ? "La beauté du jour, la puissance de l'air et du soleil, tout ce qui peut rendre éperdue une faible créature, me remplit et m'environne…" Sans doute ai-je noté que, chez Jehan, tout était sauvé parce que tout élan conduisait à Dieu. Mais non pas sans des arrêts ni de violentes secousses. La dualité entre une incroyable adhérence aux moindres tressaillements de la nature et un ferme désir de renoncements, Jehan l'a éprouvé dans son cœur et dans sa chaire. Il fut toute sa vie une âme déchirée, partagée entre le Christ et Cybèle, ou plutôt en proie à la fois à l'un et à l'autre, et déçue de constater que "sur le plan humain, rien ne se parachève ici que l'œuvre d'art" (Mauriac, Journal, III).

Sur le plan strictement psychologique, Jehan connaît toutes ces contradictions. Il chérit son foyer, la vie d'intérieur, les mille détails de l'existence quotidienne, il ajuste un carde, cloue des panneaux, perfectionne une bouilloire — et dans le même temps, il rêve d'éternité, de voyages, de contrées fabuleuses. Il est hanté de chimères et il mène la vie obscure de l'organiste. Il amie avec passion la nature et il a un esprit extraordinairement abstrait. La vie bondit en lui, et dans le moment qu'il forge les plus ardents des rêves, au cours d'une promenade solitaire il aperçoit la mort qui le guette entre branches… Il est gai et mélancolique, ascétique et sensuel. Parfois, il étouffe, d'un coup d'épaule il brise le carcan et il saute sur sa "moto-bolide" : "Ouf ! on roule, je laisse mes vielles frusques, ma pneumonie, je quitte les gens, je quitte l'année, je quitte tout, je vais voir du pays, je vais voir des herbes et des arbres, des collines, des nuages et de grands espaces… Je vais faire un beau voyage, un voyage tout neuf : d'ailleurs c'est toujours neuf !" Puis il retourne à sa vie laborieuse, comme on rentre au couvent. Il s'impose de mener une existence régulière, de discipliner une imagination frémissante ; mais une phrase, un spectacle de la rue, le son d'une voix, la modulation d'un regard qui ne se sait pas épié, la moindre vibration l'ébranlent durablement. Autant de chocs qui, tels la verge de Moïse, arrachent au rocher la source de la musique, des images, des paraboles, et des allégories. Comment endiguer ce flot de vie ? Comment songerait-il à l'autrui, cet homme qui, de sa plume enfiévrée, dessine en songe les arceaux du Jardin Suspendu ? Et cependant, sitôt réveillé, il s'inquiète : "Quand je serai mort, est-ce que quelqu'un se souviendra de moi ? Il est bon d'imaginer une miséricorde éternelle…" Comme il en sent le besoin, en face du terrible dilemme qu'un doigt de feu dans la nuit de son cœur ! Il est si bien fait pour être un homme. Eh non ! coûte que coûte, il faut devenir un saint !

Dans un de ces paroxysmes, il jette sur le papier, tel un faisceau de liens rompus et grouillants, la troisième de ses Danses : Luttes.

Au printemps, la forêt de Saint-Germain nous accueillait, ivres de marche et de verdure. L'acné des concours fleurissait nos joues, l'angoisse des épreuves prochaines donnait plus de ferveur à nos propos. Nous étions flétris par le travail, comme l'églantier par l'hiver, et cependant, toute la sève de la jeunesse bouillonnait en nous. Dans les allées sablonneuses qui traversaient nos pistes, des cavaliers riants passaient en flèches, mollement secoués par le galop ; nous regardions s'éloigner avec un œil d'envie, brusquement envahis par le soupçon que les félicités laborieuses de l'esprit n'allaient peut-être pas à la cheville des joies du corps, sans amertume ni remords. Si l'un de ces centaures nous eût tout à coup demandé notre art de musiciens en échanger de son cheval, nous le lui eussions peut-être cédé. Car le labeur implacable nous dérobait parfois la musique, comme l'arbre masque la forêt N'étions-nous pas dupes de nos ambitions d'artistes, et les travaux de forçats auxquels nous nous contraignions ne nous gâtaient-ils pas cette période de notre vie, la meilleure sans doute ? Ainsi oscillions-nous de l'enthousiasme au dégoût, en un jeu sans cesse alterné que nous croyions le privilège de notre âge, et qui figure, en réalité, le balancier inexorable de toute existence. Nous ignorions alors que l'homme inégal à son rêve, insatisfait de son sort, c'est le drame de sa vie, et qu'à peine a-t-on rêvé d'être Mozart, on souhaiterait devenir d'Artagnan !

Parmi les promesses printanières qui recueillaient l'écho de nos espoirs, nous marchions côte à côte et parfois silencieux. Jehan rêvait ; moi, je songeai à lui. Nous nous aimions. Je voyais croître avec bonheur dans le cœur de mon ami la flamme de pureté qui illumina l'œuvre d'un Bach ou celle d'un Péguy. Parce qu'il avait cette lumière qui éclaire par le dedans, il deviendrait un maître de la vie intérieure. Je me disais : sur cette planète où nous figurons autant d'automates ligotés par la médiocrité de nos dons et la faiblesse de nos âmes, un être marqué au front a pu s'évader de l'affreuse prison, respirer à l'air libre, s'exprimer, dire à notre place cependant, sitôt formulé par lui, comme un cri renvoyé par l'écho. Un homme libre parmi des esclaves. Et cet homme, c'était Jehan, mon ami. Je goûtais un bonheur indicible. Je savourais un instant rare…

Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir…

Ce sentiment pour la grâce du génie, à mi-chemin de l'admiration et de la tendresse, l'un des plus authentiques d'une vie masculine, il nimbe comme une aura l'image de notre dernière rencontre. Le petit jardin du Pecq, exténué, sentait l'arrosoir et la prune écrasée. Un soir de juillet appesantissait sans miséricorde sa chaleur rose et moite. Inaptes au repos, des frelons fourrés de velours tenaient sans relâche une pédale bourdonnante, à laquelle Jehan assigna soudain : "Fa dièse !" Par la fenêtre ouverte, un cri d'enfant trouait le silence. En cette fin d'un beau jour accablant, où la fatigue ouvrait les portes à la mélancolie, il serait habile d'insinuer qu'un présage me hantait, celui de voir se perdre au pays des ombres "ce que jamais on ne verra deux fois…" Mais non, l'heure était sans tristesse. Rien ne se profilait que des lendemains pareils à tous les lendemains, les vacances proches, le départ, l'oubli, et le retour à Paris fin septembre, à cette époque où une lumière intense et douce, qui blesse et qui console, joue dans le maelström doré des feuilles mortes. Je goûtais le grand arrêt de l'été avant le déclin automnal. Comme des insectes qu'un vif rayon de soleil arrête un instant, éblouis, au bord de leur trou, nous savourions avec une béatitude animale la douceur de vivre, l'ultima dolcezza

Je ne l'ai jamais revu.

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© Bernard Gavoty