Chapitre 12 : La "drôle de guerre" |
La guerre simplifie l'homme. Elle-même est simple, tragiquement simple, avec ses rues semblables aux pièges de la forêt vierge : nuits interminables, guets épuisants parmi les frissons d'une jungle hostile, bruits perfides rongeant le silence. Parfois une trappe s'ouvre, et la bête surprise s'empale sur un épieu dissimulé sous les herbes de la savane. Ou bien, c'est la chasses : une grande ruée de fauves, bandés comme des ressorts qui se détendent, se mêlent, s'entre-tuent le rauque ahannement des hordes meurtrières. D'autres fois encore, c'est l'enfer, le décor effroyable et grandiose, l'éclaboussement répercuté des explosions, la gueule béante des fondrières, l'incendie qui jette dans le crépuscule sa lueur de ruine sanglante. Retour brutal à la vie des gîtes et des cavernes, l'homme arraché à l'existence d'homme, plongée vertigineuse d'une civilisation dans la nuit de l'épouvante millénaire on a tout dit, tout écrit, tout expliqué de la guerre, hormis l'aveugle obstination des peuples à la faire. Peut-être la brute préhistoire qui somnole au fond de chacun de nous s'éveille-t-elle à certaines heures, retrouvant dans une mémoire latente l'instinct obscur de tuer et de mourir. La guerre de 39 rompit un instant avec la tradition. Huit longs mois feutrés, étouffants, donnèrent à croire qu'il pouvait s'agir d'une escarmouche. Partis comme des légionnaires pour se battre, les soldats s'installèrent rapidement comme des bourgeois, plus soucieux de cuisine que de combats, tant est puissant chez l'homme le réflexe ancestral du foyer, fût-il précaire et d'une seule nuit. En ce beau mois de septembre, on crut à un de ces orages d'été qui grondent une heure sur la campagne et la laissent rafraîchie, souriante, prête à refleurir. Aussi, bien des réservistes, bercés par les trains nocturnes qui, parmi les moissons endormies, ralliaient Paris à toute vapeur, ne témoignèrent-ils qu'un émoi discret. La réaction de Jehan fut tout autre. L'ordre de mobilisation le surprit à Argentières, dans les Alpes, où il séjournait avec sa femme et ses deux petites filles. L'automobile familiale ramena vers la capitale Jehan bouleversé, pressentant que la page heureuse de sa vie tournait brusquement. Dirigé sur Saint-Germain, il y passa quelques jours. Durant son service militaire une collaboration active avec la Musique du régiment l'avait empêché de conquérir le moindre galon. C'est donc en qualité de "seconde classe" qu'il fut affecté au 8° cuirassiers motorisé. On lui confia une arme qui eût abasourdi nos pères : la motocyclette. Le régiment gagne Bellicourt, dans l'Aisne. Il y séjourne deux mois. Faut-il incriminer le calme relatif de ce séjour, quand rien, dans l'attitude et les directives de l'Etat-Major, n'incitait l'armée à plus de vigilance ? On mène donc à Bellicourt, petit village au nom guerrier, une vie assez pacifique. Tout de suite, la musique reprend ses droits. Avec l'autorisation du capitaine de Foucaucourt, qui commande l'unité, Jehan fonde la chorale des "Petits chanteurs à la grosse voix". Il accomplit un tour de force : faire chanter à un groupe de basses, de barytons et de ténors inexpérimentés des chœurs à trois et quatre voix. A ces hommes de bonne volonté, on ne peut demander l'impossible. Il faut leur faire du bien en souriant, et c'est difficile. D'une lettre datée du 25 décembre 1939 : "Je suis persuadé au plus profond de moi-même que, si j'ai la ténacité de poursuivre les répétitions, de copier des pages de musique, malgré les jalousies soulevées, c'est parce que notre petite sur Odile m'en donne le courage, parce qu'il ne s'agit pas seulement de chanter, mais m'amener des hommes à la lumière par un moyen très loyal et très sûr." Dès que ceux-ci ont appris à partir et s'arrêter ensemble, la chorale se fait entendre régulièrement. Chef et pourvoyeur tout à la fois, Jehan écrit des petites pièces faciles durant les loisirs de son service. Trois mois d'entraînement permettent aux Petits Chanteurs de faire entendre à la messe de Noël, un beau programme composé ou transcrit tout exprès par Jehan. Un homme vraiment doué ignore l'ennui. Il est à sa place partout, partout il trouve des aliments à son activité ou sa faim de poésie. Dans ses lettres de Jehan, on chercherait en vain une plainte. Elles arrivaient à sa famille, à ses mais, tels des paniers de fruits, emplis jusqu'aux bords, surabondant en évocations bucoliques où se donnait carrière une imagination demeurée fraîche comme celle d'un enfant : " Je peux dire vraiment que ma seule joie ici, c'est de regarder la campagne, les fleurs, les buissons. On n'imagine pas à quel point cela me détend et combien j'en jouis. Je souffrirais de devenir aveugle Rien ne vaut pour moi cette contemplation solitaire ; j'y retrouve l'état d'âme que j'ai essayé de traduire dans mon Jardin Suspendu, au moins une paix approchante " Les deux grands thèmes de sa vie, la musique et la nature, s'unissaient à tout instant en une symphonie orchestrée par une sensibilité aussi apte à recevoir qu'à donner. Le 11 novembre, alerté par des mouvements de troupes ennemies, le régiment quitte Bellicourt pour la frontière, aux environs de Maubeuge. Il n'y reste qu'une huitaine de jours. L'alerte passée, il regagne l'Aisne et se fixe, le 20 novembre, en Sart-en-Thiérache, où il passe l'hiver. Hiver exceptionnellement rude, dont les frimas servent les talents acrobatiques du cuirassier Alain. Non content d'être un virtuose de l'orgue, il entend conquérir la palme des gymnastes. Ne sait-il pas diriger sa motocyclette sur un cirque de glace, le dos tourné au guidon, à califourchon sur le réservoir de l'engin ? Mais pourquoi ne pas céder la plume au téméraire agent de liaison, qui a fait son propre croquis en quelques lignes : " un simple soldat, un très obscur deuxième classe, un individu bizarre, qui s'obstine à ne pas fuir le service (sauf aujourd'hui !), un type qui n'a pas d'appuis au régiment, qui reçoit des lettres de musiciens, des coupures de journaux, des extraits de presses sur ses œuvres, qui n'a de relations qu'avec des officiers, qui ne bagarre pas, qui ne discute pas politique mais morale, qui écrit ou copie de la musique chaque fois qu'il dispose d'une minute de liberté, et qui sait faire de la moto en l'envers " De nombreuses exhibitions consacrent ses talents d'équilibriste. Il est le boute-en-train de la compagnie. Joue-t-on une revue ? On le met aussitôt à contribution, non seulement pour la musique qu'il doit composer, arranger, faire répéter, mais pour les rôles qu'il doit tenir, car ses dons de comédien sont étonnants. Une composition d'ivrogne, où il se montre, paraît-il, étourdissant, lui vaut un franc succès. Bach, Franck, Widor, du haut de votre paradis, voilez-vous la face : votre disciple est en péril ! "Alain est doué pour tout " Telle est l'opinion de ses chefs qui le connaissent et l'apprécient. Le jeune organiste est souvent convié au mess des officiers dont plusieurs sont curieux de musique et avides de savoir s'il s'agit d'un présent du ciel ou d'une science qui s'apprend. Des causeries sur l'histoire et la pédagogie musicales sont organisées ; un piano fourbu sert aux démonstrations dont certaines ressortissent au fakirisme : un thème de cinq notes jetées à la ronde est happé au vol par l'organiste-cuirassier, et, dans la fumée des pipes, s'improvise aussitôt une fugue savante, un scherzo ou une sonate. Un soupçon de sorcellerie nuance l'admiration des jeunes officiers. Mais comme on leur explique aussitôt que ce qu'il ont pris pour un tour de magie n'est, en somme, que le fruit d'un travail persévérant, d'une habitude couronnant le don, et qu'il n'y a pas de différence foncière entre un prédicateur et un improvisateur, ils en viennent à croire aux miracles des gymnastiques intellectuelles. Encore nul processus ne rend-il compte de l'émotion qui vient de dicter au musicien, là, sous leurs yeux, un si véhément commentaire, une "chute" aussi nostalgique. Quoi qu'il en dise, on ne saurait tout expliquer par le travail ; l'auditoire demeure sceptique sur la facilité de tels jeux, comme pourraient l'être les membres de l'Académie des Sciences à qui un oiseau viendrait, sous la coupole de l'Institut, expliquer le mécanisme de son vol et les inviter ensuite à passer aux essais Ainsi la guerre simplifie l'homme, mais non pas du tout la vie du cuirassier Alain. L'actitivé, le goût du cumul sont des vices indélébiles ; ils se donnent carrière dans les circonstances les plus défavorables. N'est-ce pas le moment de se souvenir qu'on est chrétien ? "Plus que jamais, le regard tendu vers le Christ." Résolution aussitôt mise en pratique : '"J'ai rendez-vous avec un sous-officier à qui je suis en train de prouver qu'il n'est pas athée. Il s'agit d'un instituteur primaire qui se pique d'être philosophe : il l'est beaucoup plus que moi, évidemment, qu ne le suis pas du tout. Aussi je résonne par l'absurde et je m'explique sur le mode pratique, par exemples, par histoires, par anecdotes, oubliant que je m'adresse à un spéculatif Il ne faut pas aller trop vite ; j'espère que ce que je fais là sert la bonne cause. Je le voudrais tant ! Il y a ici beaucoup de mécontents, d'aigris, de pauvres hommes !" A peine la conférence de théologie appliquée a-t-elle pris fin que son démon familier ressaisit l'organiste-motocycliste. Car les productions de circonstance ne lui font point oublier la musique, du moins pas la sienne. C'est l'hiver 1940 que datent à coup sûr l'orchestration des Trois Danses pour orgue, et plusieurs pièces nouvelles. Une serviette de cuir enfermait ces trésors. Abandonnée chez des paysans, lors de la retraire de Belgique, elle n'a pu, malgré les recherches entreprises, être retrouvée. Puissent les derniers rêves de Jehan ne pas s'être envolés avec lui ! "Retraite" tinte lugubrement, ainsi qu'une fausse note, dans le joyeux concert que j'évoquais à l'instant. Comme tout ce qui est inespéré, vint le moment où l'aventure cessa d'être plaisante. Au mois d'avril 1940, un nouvel émoi provoque la montée à la frontière du 8° cuirassiers. Fausse alerte. Mais, cette fois, le répit est de courte durée. Redescendu dans l'Aisne, le régiment n'y séjourne qu'un mois. C'est le printemps : les arbres en fleurs, une température clémente versent au cur des guerriers l'ultime et perfide illusion. Décidément, il n'y aura pas de guerre ; chacun va regagner "ses" foyers, selon une locution qui prévoit et excuse la polygamie. Huit mois de camaraderie, de sport, de rupture avec la routine bureautique ou paysanne, et l'on reprendra le collier monotone de la vie quotidienne. Mais, dans l'azur candide éclate le coup de foudre du 10 mai. La "drôle de guerre" est terminée. Chapitre précédent - Menu - Chapitre suivant © Bernard Gavoty |