Chapitre 13 : Sur le front

Tout de suite, le 8° cuirassiers s'ébranle à nouveau vers la frontière. Il la franchit, pénètre en Belgique où des populations délirantes accueillent les soldats français. Lorsque le groupe des éclaireurs-motocyclistes traverse un village, ce sont des cris de joie, des fleurs, des branches d'arbres dont les paysans décorent leurs maisons. Ainsi le Christ connut le triomphe un peu avant de mourir, en ce jour des Rameaux où, pour la dernière fois, la foule de ses futurs bourreaux l'acclamait, la palme dressé. L'équipée glorieuse dure vingt-quatre heures. Arrive l'instant où l'enthousiasme tombe ; on traverse maintenant des hameaux ingrats que les habitants quittent en hâte, un ballot sur l'échine, traqués par les rafales des bombardiers. Une zone désertique, précède les lieux maudits où le canon tonne. La marche se ralentit, les troupes sont au contact ; il faut organiser la défense. Dès la première heure, le choc s'avère insoutenable. Les arrières insuffisants, une maigre ligne de fortifications construites à la hâte ne permettront pas de résister longtemps. Et cependant, il faut tenir, coût que coûte, empêcher l'assaillant de gagner la frontière du Nord, qui n'oppose qu'un obstacle théâtral. En qualité d'agent de liaison motocycliste, Jehan doit remplir des missions extrêmement périlleuses. Il faut rouler tout le jour à travers champs, car les mouvements de troupes empêchent d'utiliser les routes. La nuit, tous feux éteints, lancé à travers un pays inconnu, dans les lacis duquel il s'égare souvent, il porte des messages urgents. Parfois, il reste vingt heures d'affilée sur sa machine. Mangeant à la hâte n'importe quoi, en route, il n'achève une mission que pour en entreprendre une autre. Dans les cas difficiles, il est toujours volontaire. "Un jour, a raconté un de ses camarades, nous le vîmes, après avoir accompli une mission particulièrement dangereuse, s'endormir comme un bloc, sur sa moto, non encore complètement arrêtée, à son retour au P.C…"

La croix de guerre avec deux citations récompense sa bravoure. Jehan est si peu conscient d'être un héros qu'il s'étonne, dans une lettre, d'être l'objet de ces distinctions. Car, en dépit de cette vie, — en est-ce bien une ? — il trouve le temps de griffonner quelques lignes à la hâte pour les trois petits et leur mère qui attendent, là-bas, à Saint-Germain, le cœur noué par l'angoisse. Quelle paix dans ces lettres ! "Dis-lui (Lise, cinq ans) qu'elle peut imaginer que papa est là, qu'il se promène dans la maison sans qu'on le voie, mais qu'il regarde, par la pensée, jouer ses petits enfants. Tout cela est très doux à supposer. Il n'y a aucune amertume à vivre cette image. Les événements et les hommes ne peuvent rien contre l'abri infranchissable de l'âme…" Comment, sans ce recours, aurait-il considéré du même œil, attentif mais serein, la vie et la mort, que tout instant pouvait confondre ?

Sagesse lucide et salutaire. Le 27 mai, la griserie des premières rencontres est dissipée. En quelques jours, c'est la retraite cers Dunkerque, l'exécution du plan Weygand : ordre d'échapper à tout prix à la tenaille qui se resserre sur les ailes de l'armée des Flandres. C'est l'embarquement à Dunkerque, sous une pluie de bombes. C'est l'arrivé en Angleterre, à l'aube du 1° juin : "Ne t'inquiète pas, je suis sain et sauf… tout notre embarquement a été une suite de miracles réglés dans les détails par la Providence. J'ai prié tant que j'ai pu, et, certainement, tous en ont fait autant. Nous avons eu le calme nécessaire et, en bons Français, nous avons ri jusqu'au bout de nos misères… Dieu est infiniment bon et généreux. Nous regagnerons bientôt la France…" Pas avant, toutefois, d'avoir apprécié l'orgue d'un temple de Bournemouth, car, pour un virtuose, le drame de la vie ne se joue pas sans un perpétuel accomplissement musical.

Retour en France, engagement dans un corps franc. Brest, 7 juin — Alençon, 8 juin, Chevreuse, 10 juin — Blois, 14 juin — Saumur, 15 juin — Brézé, 16 juin — itinéraire hallucinant d'un régiment décimé, fourbu, qui, en moins d'un mois, a parcouru plus de quinze cents kilomètres. Comme les troupes, l'espoir perd tous les jours du terrain. Mais c'est là où on mesure le sens du mot : s'accrocher. Jehan veut encore espérer : "Malgré la radio, toujours plus alarmante, je ne peux pas croire que la France chrétienne puisse périr. Que la Providence protège particulièrement les petits enfants et leur maman !" Peut-être, après avoir lâché sur la Seine, tiendra-t-on sur la Loire… Le 18 juin, ce qui reste du 8° cuirassiers s'arrête non loin de Saumur. Les lettres sont devenues rares. Sur le carnet familier, à la suite de réflexions sur la musique, on déchiffre à grand'peine : "Ceux qui sont brutalement séparés sont peut-être ceux qui possèdent le plus", et, un peu plus loin : "Je crois en le Christ et en Dieu…"

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© Bernard Gavoty