Chapitre 2 : Visite chez la famille Alain |
Tout à l'heure, en passant devant une glace, je me suis regardé. Mais je suis affreusement laid ! Ça augmente tous les jours, c'est navrant ! Et surtout, ne me dites pas, sous un prétexte ou sous un autre, votre avis sur le sujet " Cette boutade dubitative, je la découpe, je l'isole du long récit d'une promenade à travers rues, et je n'y souscris pas. Se mirer dans une glace, c'est souvent se méconnaître. Comment, s'il y fit attention, Jehan n'aperçut-il pas sa fidèle image, son allure ressemblante ? Petit, preste, des membres courts, les mains musclées, le buste assez long, à la fois mince et trapu, cambré, l'enjambée minuscule et la démarche rapide. Sur un cou dégagé aux piliers saillants, une tête mobile d'écureuil, le cheveu brun, bien planté, rogné court, hachant de mille rayures la peau du crâne. Le menton bref, la bouche longue et flexible, les pommettes saillantes, les yeux abrités derrière de larges hublots, le teint mat suggéraient un ancêtre mongol, quelque samouraï embusqué au détour d'un génération saint-germinoise. Un front en coupole, magnifique, un regard de sombre velours. Point laid du tout, ne lui déplaise, éveillant au contraire la sympathie immédiate est-ce Jehan, ce petit homme incroyablement mobile que la description banalise ? Non pas. Au lieu de m'escrimer en vain, j'eusse mieux fait de renvoyer le lecteur à l'un de ces lutins qui hantent les dessins de Jehan, et qui au travers desquels il n'a cessé de donner de lui-même une image à la fois fantaisiste et sincère. Comment trouves-tu ça ? me disait-il en me tendant une
feuille blanche sur laquelle, immatériel et linéaire, un
gnome accroupi cueillait une fleur géante. Au fixé, je me rendis à Saint-Germain-en-Laye, où Jehan habitait avec sa famille. Une très petite fille entrebâilla la porte, montra son fin museau de souris et disparut dans un frou-frou de tablier. C'était la benjamine, Marie-Claire, dite Poucette. Je respire encore la tonique odeur de bois et d'encaustique qui nous accueillit dans une pièce assez basse, dont le fond était entièrement occupé par la façade, ornée de boiseries et de sculptures, d'un orgue de salon. Aussi bon artisan que musicien, Albert Alain avait monté de ses mains cet instrument aux sonorités fines, qui a vu naître et a sans doute suscité l'uvre musicale de son fils. Certains instants sont gravés dans le souvenir avec une précision qui défie le temps ! Je revois Jehan, de dos, assis à l'orgue, nerveux comme du vif-argent, impatient de jouer, détaillant les timbres et faisant valoir chacun d'eux par une brève improvisation , ténue, fantasque, charmante. Pour la première fois, je remarquai l'incroyable vélocité de son mécanisme, non pas tant de la rapidité, qu'une sorte de frénésie des dix doigts, qui parvenait, dans les rythmes heurtés ou dans les notes répétées, à donner l'illusion de l'instantanéité électrique. Au milieu de la démonstration, un tuyau, dont la soupape était sans doute bloquée, fit entendre une note continue, comme une sirène en termes de métier un "cornement". J'eus à peine le temps de le remarquer : Jehan avait disparu en une seconde, comme happé par une manche aspirante. Glissé entre les tuyaux et là, à plat ventre, sans cesser de me prodiguer des éclats de voix rassurants, il tapotait, tirait, dévissait, clouait, soufflait. Le silence se fit brusquement, Jehan reparut ébouriffé, rieur et couvert de toiles d'araignées, tel un Scarbo poussiéreux et, comme on corrige un enfant qui vient de faire quelque sottise, il se mit à secouer les pauvre instrument en un staccato frénétique. Je suis toujours resté dans l'admiration qu'un orgue ainsi malmené ne manifestât pas plus sérieux caprices : il était comme ces vieux chevaux dont on craint sans cesse qu'ils ne s’effondrent, mais auxquels l’usure et le surmenage confèrent une résistance quasi miraculeuse. Méritait la même mention le piano à queue qui se trouvait également dans cette pièce, car, outre les "leçons" paternelles, il avait à subir les quotidiens assauts de Jehan et d'incroyables séances de "quatre mains" au cours desquelles son frère Olivier et sa sur Odile transformaient en ring de pugilat l'honnête instrument dont le large sourire aux cinquante-deux dents blanches ne désarmait pas leurs ardeurs de bourreaux. Sa secrète horreur pour de telles associations pianistiques, Jehan l'exprimait en de pathétiques adjurations au silence, mais rien n'y faisait : toute la maison était vouée à la musique, comme d'autres le sont aux fantômes. Car ni la familiarité des lettres ni le culte de la poésie ne créaient d'entraves aux dons musicaux des quatre enfants. Olivier était et est toujours un prodigieux déchiffreur. L'aînée, Odile, avait un des plus purs organes de soprano que j'aie entendus quelque chose de très doux et de transparent, comme un sanglot de cristal. Jehan écrivait pour elle des mélodies (Vocalise dorienne Chanson Laisse les nuages blancs) exactement adaptées à sa voix. Quand elle les chantait, il passait dans ses yeux le reflet de quelque monde inconnu qui était, j'imagine, ce royaume magique et clos de la musique, pour eux ouvert et prodigue. C'est là, dans ce pays où tout est beau, qu'Odile a précédé Jehan, et n'a cessé, trois années durant, de l'encourager, d'un sourire, à la rejoindre. Un accident de montagne, une balle au cur, arrachant à ce bas-monde si bien nommé la sur et le frère, les ont réunis à jamais. Titulaire du grand-orgue de Saint-Germain et professeur de ses enfants, Albert Alain s'affairait à élever sa famille et ne chômait guère. D'une messe matinale à la prière du soir, les leçons succédaient aux leçons. Une brève halte, le repas de midi, réunissait six personnes à la table commune. La gaieté n'en était point exclue : "Ce matin, écrit Jehan à une amie nous avons débité à déjeuner de ces bonnes bêtises telles qu'on en débite en famille, de ces bonnes plaisanteries d'un effet sûr et éprouvé qui sont un véritable lubrifiant de la conversation… Il faut pratiquer cela comme une hygiène. Du moins, c'est très utile à la maison. Maman se déride et rit de bon cur. Papa, qui ne rit pas beaucoup extérieurement, s’arrête, la fourchette à demi posée, de peur de s’étrangler, et il fait une drôle de figure. Seul, Olivier pratique cela comme un sport, il fait de la performance. Le plus drôle, c'est Poucette. Elle rit de voir rire les grands. Elle a un rire qui n'ose pas, mais c'est du bon rire pourtant !" Après déjeuner, chacun, en hâte, retournait à ses occupations : musiques, études classiques, travaux ménagers "la vie humble aux travaux passionnants et difficiles " Une mère très douce et aimante assemblait autour d'elle, en la nuançant de charme, cette famille laborieuse qui n'était pas de celles où l'on est assez riche pour se payer le luxe de la mésentente. Souvent, j'ai pensé avec envie au privilège qui avait fait naître Jehan dans une ambiance où Dieu, l'art et l'esprit avaient droit de cité et place de choix. Tels ils étaient, dissemblables et unis cependant, non pas seulement par l'affectation, mais par quelques traits communs : au affairement extraordinaire, qui se traduisait par une allure accélérée dans la rue, un trottinement de souris que je n'ai connue qu'à eux; une sorte d'inaptitude au repos, du moins dans le sens que les Saint-Germinois ont donné à ce mot, synonyme de leurs flâneries dominicales au milieu des peaux d'oranges et des coquilles d'ufs ; une fantaisie, un idéal commun le "mystère Alain". Chapitre précédent - Menu - Chapitre suivant © Bernard Gavoty |