Chapitre 3 : De l’enfance au mariage |
Ce qui est harmonieux est simple. Aussi loin que je remonte à contre-courant l'existence de mon ami, je ne trouve rien que de traditionnel, à commencer par le double prénom; d'un plaisant archaïsme : Jehan-Ariste. Cette racine poussée dans les siècles défunts, peut-être lui donna-t-elle le goût d'y puiser le suc nourricier des Jannequin et de Chambonnières ? Né le 3 février 1911, à Saint-Germain-en-Laye, patrie de Claude Debussy, Jehan s'enracine au cur de l’Ile-de-France pour la durée de sa courte vie. L'âge enfantin fut, comme il se doit, sans histoire. Nul miracle ne marque les premiers balbutiements. En même temps que les lettres de son abécédaires, Jehan épelait sur les genoux maternels l'alphabet de la tendresse. Aussitôt que la taille de ses mains le permet, on l'installe au piano : des dons certains, une évidente facilité, de prodige point. Jehan est un enfant vif, nerveux, avide de jeux qu'il partage avec sa sur Odile et les petits voisins. Une existence où la tradition se nuance de fantaisie. Lorsque, beaucoup plus tard, en 1938, Jehan songe à son jeune âge, il écrit : "Je lis un admirable livre qu'on m'a prêté : le Jardin des bêtes sauvages, de Duhamel; j’en ai dévoré la moitié cet après-midi. Je suis ivre et surexcité par ce récit d'une enfance extraordinaire semblable à la mienne " Ce parfum d'aurore, il en conservera jusqu'à son dernier jour, la subtile fragrance. C'est avec ses sens d'enfant qu'un musicien compose, que le poète et l'homme écrit et que l'homme s'abstrait de la vie pour rêve. Jehan eut en partage l'enfance éternelle. A vingt-cinq ans il regagnait le conte des fées, comme un sauvage s'enferme dans sa hutte d'écorce. Pour l'instant, il alimente sans arrière-pensée ses narines ses yeux et ses oreilles, des senteurs; spectacles et sonorité que lui dispense la maison natale. Jeux , menus chagrins, travaux. A onze ans, son père le juge digne des claviers du grand-orgue de l'église dont il est le titulaire. Jehan lie connaissance avec les bourdons, les flûtes, les gambes. Il éprouve la franchise des montres, le rhume incurable du cromorne, ourle les soli de cornet d'une broderie de salicional, provoque des mariages de raison, risques des unions paradoxales, commence à redouter les célestes névropathes et s'ébroue dans le frais ruisseau des mixtures. Il apprend à tâtonner puis à s'orienter dans cet univers mystérieux. Rapidement, il arrive à suppléer son père à certains offices. Dès cette époque, le quotidien entraînement du virtuose le rebute et il préfère de loin les ébats de l'improvisation où il témoignera plus tard de dons surprenants. "En somme, écrira-t-il aux environs de sa vingt-troisième année, je ne suis ni pianiste ni organiste, un peu acrobate seulement et à peine improvisateur : une espèce de charlatan sincère " Jehan croît sur la musique comme une plante sur un puissant terreau. Mais cela ne l'empêche pas de mener de front de "bonnes études" qu'il poussera jusqu'aux humanités. A seize ans, le Conservatoire, qui se nourrit de jeunes victimes, le happe. Reber et Dubois l'arrachent à Pline et à Macé de Lépinay. Ses promesses musicales légitiment cette bifurcation. Déjà, il a commencé de fixer sur le papier de petites improvisations; ses devoirs d'harmonie ont cette élégance naturelle qui décèle le musicien de race. Sa grand-mère maternelle fut la première confidente de ses esquisses. Entre elle et Jehan, il y avait une grande affinité de goûts et de sentiments, une tendre intimité. Très bonne pianiste, élève d'une disciple de Chopin, Mme Briard fut cette femme au grand cur auprès de qui un petit-fils retrouve la douceur maternelle, dépouillée des rigueurs éducatives. Elle mourut en 1932 et, certes, la souriantes image de la bonne grand-mère devait nimber de nostalgie bien des notes et lettres de Jehan à dater de cette époque. En 1927, Jehan interrompit donc ses études classiques au collège Saint-Jean-de-Béthume, à Versailles, et il entra dans une classe d’harmonie au Conservatoire de Paris. Mais il ne délaissa pas pour autant Saint-Germain-en-Laye où sa famille continuait d’habiter. Chaque soir, il regagnait, gare Saint-Lazare, le petit train électrique qui l’emportait, selon les saisons, dans un brouillard piqué de feux rouges, ou parmi les promesses du printemps que les cerisiers émaillaient de leur bijouterie étincelante. Que de rêves bercés par les cahots du train ! Que de travaux aussi, hâtivement esquissés, et même de pages venues d’une coulée au rythme grondant des plaques tournantes. Aux heures de songe, c’est là, je pense, que mûrit chez Jehan un autre projet. Celui-ci se cristallise autour du visage d’une amie d’enfance, Madeleine Payan, que je vis au bras de mon ami, pour la première fois, le 22 avril 1935, dans la jolie petite église de La Ferté-sous-Jouarre : cinq minutes auparavant, elle avait échangé son nom contre celui de Mme Jehan Alain. Au fait, l’ai-je vue, ce jour-là ? Tournant le dos à l’autel, j’étais fort affairé à l’orgue, un assez misérable instrument de province, de ceux dont les curés vous disent avec ravissement qu’il est le plus beau de la région parce qu’il confondent la valeur du buffet avec la sonorité des tuyaux. Hélas ! le temps n’est pas aussi clément aux mécaniques qu’aux boiseries ! Pour créer l’illusion d’un orgue complet, j’avais dû faire appel au concours d’une amie qui, de sa main droite, remplaçait le pédalier défaillant : à nous deux, nous réalisâmes des arrangements dont seuls les initier pouvaient soupçonner la hardiesses. Les sonneries joyeuses du Carillon de Vierne accompagnèrent la sortie de l’église, après quoi un déjeuner réunit parents et amis autour d’une grande table en fer à cheval. Au dessert, armé de la coupe symbolique, Jehan vint trinquer avec chacun des invités et, comme il me remerciait d’une bourrade, je balbutiais les modestes protestations d’usage, mêlées aux reproches que tout musicien adresse à l’instrument qui vient, croit-il, de desservir son merveilleux talent. Ainsi l’artiste félicité conclut ses bredouillements par un : "J’aurais mieux fait si " qui ressemble aux déclarations d’un champion à l’issue d’une épreuve sportive. Je n’eus pas, ce jour-là, à exagérer mes propos hypocrites qui auraient difficilement abusé des professionnels. D’ailleurs toute vanité s’effaçait en moi devant le spectacle d’une union harmonieuse. Qu’il est noir, parfois, ce regard d’un ami à la femme de son ami ! En esprit, il soupèse une affection vieille de plusieurs années, en goûte la saveur une dernière fois et, aussitôt, redoute le pire : "Voilà une belle chose détruite !" songe plus d’un, en prenant congé des nouveaux mariés, non sans avoir adressé à la ravisseuse un maigre sourire qui masque son amertume et son courroux. Quelle joie, au contraire, de reconnaître une alliée et de sentir que, loin de s’effondrer sous le pied, le sol de l’amitié sera au contraire raffermi par l’annexion de "l’étrangère" ! Le bonheur a voulu que le mariage de Jehan ne créât qu’un simple élargissement de notre intimité. Ne m’avait-il pas dit lui-même : "Rien ne sera changé, tu verras ; au contraire !" Il était bon prophète. Chapitre précédent - Menu - Chapitre suivant © Bernard Gavoty |