Chapitre 4 : La classe d’orgue au Conservatoire

En 1934, après cinq années d’amitié, nous devînmes camarades au Conservatoire. Jehan y étudiait depuis longtemps. Nous passâmes ensemble trois années à la classe d’orgue, sous l’affectueuse et profitable férule de Marcel Dupré. L’ambiance évoquait bien plutôt la vie de famille, nous éprouvions à son égard un culte nuancé de fierté. Instinctivement — car, à cet âge, entre mille bonheurs, on a celui de ne rien analyser — nous reconnaissions bien en lui un des dépositaires du génie de notre race, un de ceux qui, à des degrés divers, personnifient une tendance collective et nationale, l’effort de nombreuses générations issues du même sol, orientées dans le même sens. Et, tout orgueil : "C’est un maître français !"  Nous étions d’assez vieux écoliers, ayant, tous ou presque, dépassé — certains d’assez loin — la vingt-et-unième année. Aussi bien le "Patron" mesurait-il à notre âge la rigueur de son autorité. Nous l’aimions sans le redouter. Il l’avait si bien compris qu’il répugnait à sévir contre ses disciples : tout au plus ai-je conservé le souvenir de certains regards excédés, nous invitant à reporter sur la fugue ou le "thème libre" en cours l’intérêt d’une conversation privée. Nous passions, Jehan et moi, "à la planche" très généralement à la fin de la classe. Sans doute notre maître témoignait-il ainsi du malicieux souci de nous tenir en haleine le plus longtemps possible, sachant que l’angoisse, même légère, paralyse la gorge du plus redoutable bavard. Aux classes d’improvisation, chacun attendait son tour, le "sujet" sur les genoux, absorbé dans la recherche des "strettes", ou en quête d’une fuyante inspiration.

Langage chiffré de conjurés laconiques :

– Pas facile, le sujet !
– Tu vois la mutation ?
– Quatrième temps de l’avant-dernière mesure : la, si, la , sol, fa, mi, ré. Et hop ! te voilà en ré mineur !
– Ah ! ça va être ennuyez au relatif… les septièmes sont défendues. Si on pouvait s’en servir, ça arrangerait tout…
– Je te signale une strette par mouvement rétrograde, à la tierce, sur le second temps de la troisième mesure.
– Ou…i, en changeant presque toutes les notes. Jamais je ne me souviendrai de tout ça. Je voudrais être ailleurs…

Instants de contemplation profonde, et parfois stérile. Absorbé, tendu vers son carnet comme par un élastique, c’est à peine si l’on prêtait attention à celui qui vous précédait sur le banc d’orgue. Le malheureux peinait, se tortillait, ponctuait son supplice d’énormes soupirs. Mais lorsqu’une série "d’imitation" bien venues annonçait le terme d’une fugue laborieuse, quand de suaves accords enchaînées sur la voix céleste commençaient à roder, ainsi que des souris autour du fromage, dans les parages, truqués comme un plancher de théâtre, de l’accord final de tonique, le malheureux se sentait tout léger en enclin à d’autres exercices. Triomphant ou confus, fort rouge dans l’un et l’autre cas il revenait à sa place : l’heure de la conversation avait sonné ! Combien l’homme devient injuste dès qu’il est délivré de l’anxiété qui le tenait en respect ! Plus d’une fois, débarrassés de l’épreuve, nous ironisions sur les bévues d’un camarade, sans plus penser que les nôtres faisaient, quelques minutes auparavant, la joie de l’auditoire. De suppliciés, nous devenions bourreaux. Avons-nous assez ri de la réponse que fit l’un d’entre nous, envasé dans un bourbier de fangeuses harmonies, à notre maître qui lui faisait remarquer la longueur inusitée de sa conclusion : "Je ne peux tout de même pas finir avant d’avoir trouvé quelque chose de joli !"  articula le malheureux en tournant vers le "Patron" un regard noyé. Et cet autre qui, sommé d’accélérer un " démarrage " pénible, répondait d’une voix affolée et gourmande : "Ça vient, je sens que ça vient…".

Si je faisait parfois les frais de la gaîté commune ou d’un silence solitaire, qui ne me réconfortait guère plus que les sourires, j’avais, en revanche, d’authentiques régals. Lorsque Jehan s’approchait à son tour de l’orgue, la perspective d’un mets de choix tarissait les causeries clandestines. Comme on s’émerveille de voir vivre un texte ressassé lorsqu’il passe par la bouche d’un grand comédien, j’avais peine à comprendre qu’Alain pût manifester une telle aisance où d’autres venaient de patauger misérablement. Son adresse à éviter les pièges évoquait celle d’un félin dans la forêt vierge. Ce thème poussiéreux, brusquement reverdissait. Comme une frondaison masque un paysage, l’écran des notes n’avait rien laissé deviner de l’horizon que, peu à peu, Jehan nous découvrait, avec toutes les surprises d’une exécution dont il était le guide. Que de richesses et d’émerveillements au long de la route ! Vers la fin de l’étape, l’émotion paraissait, comme la source jaillit au détour du chemin, une émotion discrète, pudique, voilée d’ironie,

Un frisson d’eau sur de la mousse

et c’était si joli, si achevé et si français que l’on retenait d’applaudir.

J’étais son ami, bien plus que son rival. C’est en toute paix de l’esprit et dans la pleine joie de l’affection partagée que j’ai goûté ses dons, comme s’ils avaient été les miens. Ses trouvailles me ravissaient, et je ne pâlissais pas — comme certains que j’ai connus — à telle harmonie délicate qui pinçait le cœur et chatouillait l’oreille. C’est d’un même cœur que Jehan me félicitait d’autres fois. Lorsque j’avais bien joué, c’était son regard que je rencontrais le premier. Revenu à ma place, près de lui, j’attendais son commentaire. Il ne tardait pas : "Fais attention à ne pas presser à la rentrée du thème. Pour le reste, mon vieux, c’était…" : ici une mimique que j’ai peine à décrire, le pouce et l’index arrondis en baiser — remplaçait l’épithète dont notre intimité se fût choquée. Jehan aimait bien trop la musique pour ne pas préférer les précisions, voire les critiques, aux banalités. Un jour, dans le feu d’une discussion qui roulait précisément sur l’une de ses œuvres nouveau-nées, une voix insinua : "Alain a du génie !"  Jehan haussa les épaules en tournant vers moi un regard amusé, où subsistait tout de même une nuance d’interrogation. Et je répondis, en riant : "Nous verrons ça plus tard, la gloire et le génie sont des articles posthumes !" Hélas !…

La classe finie, on installait de force l’homme génial à l’orgue ou au piano. C’était l’heure de la détente. Nous l’entourions : "Comment as-tu harmonisé la dernière mesure du thème ? Rejoue cet accord que tu as mis sous le quatrième temps… Encore… Décidément ça fait bien… Le fa dièse est prodigieux… A retenir…" On interpellait Jehan de tous les côtés. "Est-ce qu’il y avait oui ou non, un canon possible à la sixte, à un temps ? J’ai l’impression que ça ne colle pas du tout" — "Mais si, répondait-il, la cigarette aux lèvres, cils battants pour se protéger de la fumée qui lui montait aux yeux. Ca marche même très bien. Tiens… —  Cet Alain, quel veinard ! Etre doué comme il est doué !" murmurait quelqu’un. Et l’un de nous, sentant à ces mots une invisible pince lui mordre le foie, quittait la pièce dévoré de jalousie et de regret. "On respire. Voilà le ciel dégagé", me dit Jehan à mi-voix, cependant que le dos de l’envieux s’arrondissait au loin dans le couloir. C’était l’instant où, sournoisement, nous fouillions dans la serviette de notre ami et, avec le flair des chiens de chasse, découvrions le manuscrit de quelque œuvre en cours de composition. Il se servait rarement de papier à musique, usant de préférence d’un grand vélin, rayé au fur et à mesure avec une plume cinq becs, car la perspective des rails parallèles tracés à l’avance l’eût effrayé, comme une obligation de poursuivre jusqu’au terme inexorable. Nature indépendante, fuyant les contraintes, il n’aimait rien tant que s’arrête en chemin, selon son bon plaisir. D’où sa prédilection pour la marche libre d’horaires, et pour ce papier immaculé où sa pensée pouvait s’ébattre sans frein ni guide.

Il n’était guère de semaines qui ne nous fît la surprise d’une nouveauté, car Jehan composait aussi facilement que jasent les oiseaux. Je me souviens particulièrement d’un Tarass-Boulba, où il assouvissait un goût très caractéristique pour la danse orientale. Ce Tarass avait sans doute été conçu pour des cosaques fort agiles : jamais on ne vit musique plus saltatoire. Les "Sujets" de l’Opéra se fussent abattus, épuisés, à la fin de la représentation dont nous fûmes les seuls spectateurs et Jehan l’interprète unique et prodigieux. Un pontife de la maison introduisit une tête apeurée dans l’entrebâillement d’une porte et, ne comprenant pas que telles extravagances pussent être le fait de paisibles organiste, s’en retourna comme il étai venu, implorant la Tradition et n’osant croire que le Temple fût tombé aux mains de lévites possédés.

Une autre fois, nous trouvâmes dans la serviette à surprises une Messe de Requiem à quatre voix mixtes, perle d’ingénuité et d’émotion. Chez Jehan l’humour, dont il disait volontiers que, seul, il rendait la vie tenable, allait de pair avec la sensibilité ; ainsi ne fûmes-nous guère surpris de trouver au dos de cette Messe une "charge" intitulée : C’est moi le marchant ! (pour voix de compositeur). Comme d’une démonstration sur-le-champ, l’auteur s’exécuta de bonne grâce, avec des raffinements vocaux qui arrachèrent le concierge au sommeil de sa loge et conduisit ce fonctionnaire à faire évacuer incontinent les lieux profanés.

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© Bernard Gavoty