Chapitre 5 : La jeunesse

Sitôt franchi l’angle de la rue de Madrid, la rue de Rome glisse en pente douce vers la Place Saint-Lazare, encadrée de nombreux cafés qui offrent une agréable halte aux banlieusards. Il y avait autrefois un départ pour Saint-Germain toutes les vingt minutes ; cette fréquence était une excellente occasion de s’attarder. Nous nous attablions entre amis et, sans aucun thème cette fois, nous devisions à l’aventure. Lorsque Jehan Alain manifestait une certains anxiété à la vue de la grosse horloge dont l’aiguille allait marquer l’heure du train, à l’instant même où la conversation touchait les cimes, nous le calmions d’un "Tu auras le suivant", le forcions à se rasseoir, jusqu’à ce que la fourmilière des midinettes et de employés grouillant sur les escaliers de la cour de Rome, tels des insectes affolés, nous fît tout à coup prendre conscience de l’heure tardive. "A demain", nous lançait-il en sautant sur son "cuir" de chauffeur — vêtement plébéien, consacré par Honegger, et, de ce fait, en honneur chez les artistes — "mais demain j’aurai affaire et je partirai tout de suite après la classe." Et le lendemain, nous recommencions, foulant aux pieds ces remords légers qui, bien loin d’empoisonner les joies, leur donnent au contraire une apéritive saveur de fruit défendu.

Le café Rux était notre lieu de rencontre favori. "C’est là, c’est là que j’ai vécu !" déclamait Jehan dans la porte tournante, parodiant la Vie Antérieure, au grand mépris du garçon qui ignorait Duparc et ne se doutait certes pas qu’il avait l’honneur de servir des familiers des Muses. Je me souviens du scepticisme avec lequel il écoutait, lorsqu’il n’avait rien de mieux à faire, notre conversation. Cet homme placide, qui s’appelait Joseph et arborait une courageuse perruque de couleur alezane, était revenu de bien des choses et surtout des confidences échangées entre deux bocks par des jeunes gens pleins de génie. Mais nous le décourageâmes tout à fait le jour où, Joseph survenant au beau milieu d’une conversation hérissée de dièses et de bécarres, et s’enquérant d’un parfum de glace, Jehan, l’œil vague, lui jeta, à cent lieus de ces réalités grossières : "En si bémol…"

On a beaucoup médit des cafés, et sans doute, bien des gens y ont perdu un temps considérable. Mais à la "belle jeunesse studieuse" et, d’une manière générale, aux intellectuels, ces dérivatifs à l’effort soutenu ne sont point inutiles. Peut-être aussi l’agrément donne-t-il le change sur le profit véritable. Bref, nous y passions le temps, ce qui est, au fond, la grande occupation de la vie.

Face à la gare d’où s’élancent, à heures fixes, les captifs de la chiourme citadine, Jehan semblait toujours impatient de regagner, à vingt kilomètres de Paris, le pays des arbres et des oiseaux. Si échauffé qu’il fût par nos débats, il leur préférait je crois, le silence de la nature. Haïssant la ville, il avouait déjà un penchant incoercible pour l’espace. traverser le forêt de Saint-Germain lui était une volupté : l’aube frissonnante et contractée, un soleil bas qui allume comme au théâtre les branchages noircis par l’hiver, la gaîté des pousses, l’impertinence des surgeons printaniers et jusqu’à le feuille frite des déclins automnaux — tous les oiseaux du rêve se levaient en son cœur de poète avec la jeunesse éternelle du monde. Il vivait alors, mordant à belles dents voraces l’existence qu’il savait courte et fragile. Car lui qui écrivait, prophétique : "Il fait un beau jour, inquiet de tout ce qui va finir, et moi, dans ce beau jour, je suis plus inquiet encore, car bientôt, moi aussi, je vais finir…", il eut une prescience secrète du court délai qui lui était accordé. Aussi se hâlait-il, dans ses songes aussi bien que dans sa vie. Un éclat de voix à ses côtés, soudain, le faisait tressaillir. Je le regardais anxieusement, comme on considère un noyé qu’on vient de ranimer. Puis nous faisions quelques brasses d’une méditation dialoguée. Le présent ne nous intéressait que fort médiocrement. C’est l’avenir qui nous tentait, l’avenir et ses mirages :

Nous bâtirons de hautes tours, des cathédrales,

Pour y loger les dieux jaillis de nos cerveaux…

Au rebours de Jehan, j’imaginais pour lui une longue suite d’année fertiles, une maturité féconde, une vieillesse glorieuse. Ainsi avais-je disposé du sort dans plusieurs articles de revues, misant hardiment sur le nom de Jehan Alain : je tiens toujours ma gageure. Comme il me reprochait un jour la témérité de mes prophéties, je lui fit observer que c’était moi et non pas lui qui en assumait le risque, et que son rôle se bornait, en somme, à en justifier par la suite le bien-fondé… J’allai jusqu’à lui dire que je me brouillerais avec lui, si, par hasard, il s’avisait de n’avoir pas de génie. L’ironie de ma boutade dissimulait mon espérance et mon désir de poursuivre la route aux côtés de mon ami, arcades ambo :

Nous passerons vainqueurs sous des arcs triomphaux…

Ma place m’eût contenté. Joueur favorisé du destin, critique infaillible cité en exemple aux jeunes générations, j’aurais découvert Mozart sur les bancs de l’école !

Et l’on couronnera de laurier nos fronts pâles

Ces vers sont d’Eugène Hublet (1895,1916) tué au cours de la guerre de 1914-1918.

Chapitre précédent - Menu - Chapitre suivant

© Bernard Gavoty