Chapitre 6 : La vie conjugale |
Il y a en ce moment un ciel extraordinaire. Au-dessus de nos têtes, les nuages sont violets et gris, d’un velouté égal et fin. Ils forment un champ immense qui s’ouvre brusquement sur des flasques claires comme des eaux, d’une pâleur de grève. Puis ce sont des cavalcades dorées où l’on voit des crinières et des ostensoirs. Enfin un bleu lourd qui sombre doucement derrière l’horizon. très loin, si loin qu’ils sont des points imperceptibles, une troupe innombrable de corbeaux s’égare et flotte dans le vent, comme flottent les algues, se déformant et se reformant dans la houle " Tels sont les cieux qu’on aperçoit, par un crépuscule de printemps, des fenêtres d’un appartement saint-germinois, 87 rue Péreire. Sitôt mariés, Jehan Alain et sa jeune femme s’y sont installées. Trois petites pièces que le matin emplit de soleil et qui retentissent, le soir, du gai fracas de l’uvre en cours. Vie intime, mais non point paisible. Partagé entre son foyer, plusieurs classes au Conservatoire (Jehan Alain fut successivement ou simultanément élève aux classes d’harmonie (1929-1933) de fugue (1930-1933) d’orgue (1934-1939) de composition (1932-1936)), ses fonctions d’organiste à l’Eglise Saint-Nicolas de Maisons-Laffitte, diverses obligations musicales à Paris, le professorat, la composition, Jehan trouvait de surcroît le temps de lire, de dessiner, d’entretenir une correspondance abondante, d’organiser et de donner des concerts, celui aussi de se consacrer à ses amis. Journées écrasantes, commencées à l’aube, si denses que nul autre que lui ne fût parvenu à glisser entre deux travaux une occupation supplémentaire. Seuls, les gens surmenés acceptent sans défaillir de nouvelles charges et les portent allègrement. Il n’était offre ni projet qui laissât Jehan insensible : il acceptait, il dévorait tout ! " Une vie pleine, ah ! oui, avant tout, une vie pleine ! " ce cri familier me sonne encore aux oreilles. Il l’a eue, et bien au delà, car une existence simplement agitée ne l’aurait pas satisfait. Conjuguer la vie active et la vie du cur, veiller à ce que l’une ne s’exerce pas au détriment de l’autre, féconder l’activité par la rêverie, telle est l’ambition qu’il eut la persévérance et le bonheur de réaliser. Un tel miracle n’eût pas été possible dans la solitude. N’avait-il pas à ses côtés un de ces êtres dont le vigilant amour enlève aux existences, même réussies, et surtout à celles-là, le caractère de sec arrivisme qui les gâte si souvent ? Peu de femmes, plus que Madeleine, voulurent être le vivant reflet de leur mari : une image discrète, prolongée par tout ce que la douceur ajoute à la fermeté. Nullement technicienne de la musique, elle reposait Jehan en l’aimant sans le juger sur le plan de son art. Dès leur enfance jumelle, elle avait compris qu’il est difficile d’être la femme d’un artiste, de veiller sans régner, de panser d’une main légère d’inévitables blessures, et, surtout, de suivre dans ses plus capricieuses évolutions un être chez qui toute la force est concentrée dans l’épuisant effort de créer. "C’est beau, avouait Cosima Wagner, c’est magnifique, mais c’est terrible " Sans doute, un abîme sépare-t-il l’ombre wagnérienne du visage de Jehan Alain. Mais un cerveau de créateur reste un cerveau de créateur, tout à la fois le maître et le jouet de ses créatures. De quel respect sans faiblesse Madeleine entourait l’uvre de Jehan ! Nulle vanité, seulement une fierté lucide, que la tendresse éclairait comme une flamme. Elle parlait peu, et jamais d’elle-même. Il lui disait : "Parce que je suis musicien et parce que je t’aime, j’entends ce que tu penses " Et dans un de ses carnets, je trouve cette note, copié dans Mauriac : "Malheur à celui qui, dans les jours d’abondance, ne s’est pas assuré d’un cur fidèle, d’un de ces attachements contre lesquels le temps ne prévaut pas !" Dans un de ses livres, Tolstoï dit à peu près la même chose, sous une autre forme. Ces deux écrivains expriment une grande vérité ; Jehan et Madeleine avaient su la comprendre. Aussi donnaient-ils l’harmonieux spectacle d’un bonheur sans fêlure. Car le narcissisme de tant de créateurs était aussi étranger à mon ami qu’à Madeleine l’ambition forcenée de certaines femmes d’artistes. Point de gouffre ténébreux, point de cet " abîme conjugal " dont parle si plaisamment Duhamel. On respirait, à leurs côtés et ce n’est pas une chose commune. Le "métier" n’usait pas Jehan : sur lui, l’automatisme n’avait aucune prise. Une longue journée de labeur, travail d’école, service d’église, démarches le laissait dispos à la musique, celle que, par opposition au ronron vespéral qui berce les chanoines, les organistes nomment la vraie musique. Souvent, un mot me conviait à passer la journée du dimanche à Saint-Germain. En compagnie de quelques-uns de nos camarades, je m’embarquais, comme un explorateur part à la découverte, narines au vent, dans un train chargé de victuailles à l’aller, fleuri d’ailleaux et de lilas au retour. Notre troupe envahissait le petit appartement décoré par le maître de la maison. Dans le vestibule, une tête d’ivrogne peinte par Jehan narguait le regard. Jamais chef-d’uvre n’enchanta davantage son auteur : "Il n’est pas nécessaire, disait-il, qu’un intérieur soit très bien réussi. On risque de se fatiguer de cette perpétuelle réussite, comme du "mot rare" perpétuel des gens d’esprit. L’auteur de la Famille Fenouillard dit : "L’esprit, ça fatigue ; la bêtise, ça désopile "Quand je rentre de Paris et que je tombe sur mon ivrogne du vestibule, je suis réjoui comme si on m’apprenait que le pape joue aux billes !" Dans le salon, un grand dessein au fusain et à la craie représentait quatre visages, chacun symbolisant un des claviers du grand-orgue. Cet étrange tableau surplombait le grand piano autour duquel nous nous groupions. L’un de nous dénichait un manuscrit. Un autre installait Jehan, de force, sur un tabouret. Que faire devant un piano, à moins que l’on ne joue ? L’auteur déchiffrait son uvre, avec négligence et brio, ralentissant aux passages épineux, le cou tendu, et semblant découvrir avec cette nous cette musique si neuve qui sortait de lui et qu’il n’avait point encore appris à reconnaître. Déroutés par l’inconnu, nous le priions souvent de recommencer ; et lui, docile, jouait deux ou trois fois le passage ou la pièce tout entière. Sincères, aussi prompts à douter qu’à nous enthousiasmer, nous ne marchandions pas de nos commentaires. Lorsqu’une phrase ou une harmonie arrachait à quelqu’un une exclamation joyeuse, Jehan tournait vers l’interrupteur le double phare de ses lunettes, comme pour mieux le sonder, et sceptique : "Tu aimes cela, vraiment ? Tu crois que c’est bien ?" On se récriait, il demeurait pensif : "Mais bien sûr, animal, c’est épatant ! Et dire que tu nous attendais pour l’aimer ! Si tu insistes, nous finirons par croire que nous te l’avons révélé !" De fait, lorsqu’un passage lui plaisait vraiment, Jehan semblait le savourer d’une oreille toute neuve. Il concédait : "Ou-oui peut-être !" et nous admirions cet émoi du créateur devant son uvre, cette jouissance pure de toute vanité, qui se trahissait par une petite grimace caractéristique et une ardeur soudaine dans son jeu. J’ai compris, alors, ce que l’on admet difficilement, que la musique ne jaillit pas du compositeur comme une substance si intérieure qu’il n’en sait ni la saveur ni le prix, mais bien plutôt à la manière d’une ébauche étrangère à lui, qu’il contemple en esprit dès avant sa naissance et dont il est le premier à s’émerveiller. J’évoquais une exclamation arrachée à Louis Vierne par une phrase de sa Troisième Symphonie : "Que c’est beau !". Ce cri dans l’ombre, derrière moi, de l’aveugle génial, la palpitation de Jehan devant ce qu’il avait créé, ces minutes de grâce où soudain, dans la vie nauséabonde, flotte un parfum de victoire, qui sait si je n’en ai pas joui autant qu’eux-mêmes ? Dieu est grand qui s’enchante lui-même et permet quelquefois à ses créatures de partager son ivresse. Plus tard, Jehan habita un joli chalet entouré d’un jardin peuplé d’arbres et d’oiseaux. Il m’arrivait d’y passer la soirée. Je dévalais rapidement le grand escalier qui mène de Saint-Germain au Pecq, et j’atteignais la clôture de la petite maison solitaire, bercée par le sanglot nocturne des marronniers. Parfois, au grincement de la barrière, au tintement de la clochette répondit, derrière un volet clos, le jappement aigu d’un enfant réveillé en sursaut, vite rendormi. Grâce au ciel, la nichée, tôt habituée à la musique, ne manifestait nulle révolte lorsque, tard dans la nuit, le piano faisait entendre sa houle clapotante, tour à tour furieuse et apaisée. Nous nous attardions auprès de l’instrument, discutant l’uvre nouvelle, comme des hommes d’affaires épluchent un contrat, l’un au bord, l’autre au flanc creusé du sarcophage de palissandre d’où je m’émerveillais que mon ami fît surgir tant de beautés endormies. Debout, mais légèrement incliné sur le piano, coudes appuyés, paumes aux joues, je scrutais son visage pendant qu’il jouait, emporté par la frénésie du déchiffrage, ponctuant les difficultés de ce grognement rageur dont un cavalier éperonne sa monture à l’obstacle. Un rire sarcastique accueillait mes réserves ou bien mon étonnement devant une harmonie particulièrement poivrée : "O mon très sage ami, m’écrivait-il, toi qui ne tolère que l’accord parfait ! " Il est vrai que je ne dissimulait guère mon aversion pour la hardiesse calculée, qui ressortit souvent au désir d’étonner, aussi banal que l’ambition de séduire. Je ne me gênais pas pour protester : "Ne perdons pas de vue que la musique est tout de même une volupté. Ne verse pas dans le sadisme, je t’en supplie !" hasardais-je un soir, le tympan brusquement vrillé par une dissonance brutale. "En somme, concéda Jehan, saisi de compassion devant la douleur qui plissait mon visage, tu estimes que l’union de ce sol dièse de ma dextre avec le sol bécarre de ma senestre est bancale et perverse ? C’est bien, il soupira comiquement résignons-nous au mariage de raison " Et, d’un vif coup de gomme il effaça la note impudente. Il était tard lorsque nous revenions à la réalité. Parfois, l’heure du dernier train était passée ; la perspective de regagner à pied la capitale et d’y rentrer à l’heure où les voitures des maraîchers passent l’octroi, ne me souriait aucunement. Ma perplexité dictait à Jehan son devoir. N’avait-il pas acquis une petite automobile, assez curieuse de forme et de bruit, qui n’était pas sans rappeler le véhicule de docteur Knock ? Arrachée au sommeil de la remise, la petite voiture faisait un instant crisser le gravier, franchissant la barrière et s’élançait dans la nuit, avec un frémissement de ses élytres bossués. Un soir, l’inspiration saisit mon chauffeur : "Connais-tu mon orgue de Maisons-Laffite ?" Je l’ignorais. Un coup de frein, un visage brusque, la voiturette désorientée se reprit à haleter dans une autre direction. Il était une heure du matin quand elle stoppa devant la masse sombre du sanctuaire, profilée par le clair de lune. Par une porte basse, nous pénétrâmes dans l’église. Seule, la lampe de l’autel brillait, découpant nos ombres. Pareils à des pilleurs de cathédrales, nous gagnâmes, dans une obscurité qui sentait le salpêtre et le serpent, l’escalier conduisant à l’orgue, joli instrument construit par Cavaillé-Coll. Le moteur électrique ronfla, les soufflets se gonflèrent et, deux heures durant, les habitants de la paisible petite ville crurent qu’un songe maléfique abusait leurs sens engourdis, car oncques ne vit-on à pareille heure un tel déchaînement de sonorités grondantes. L’âme de Bach, celles de Franck et de Vierne passèrent en bourrasque. Il était près de quatre heures lorsque nous redescendîmes, le teint ciré par la veille, l’appétit allumé. Aux portes de Paris, nous nous arrêtâmes à l’un des ces cafés de barrière, ouverts toute la nuit. Autour de robuste sandwiches au pâté égayés de beaujolais, les serviteurs des Muses achevèrent leur équipée, à l’aube doucereuse qui luisait faiblement sur les pavés gras. Chapitre précédent - Menu - Chapitre suivant © Bernard Gavoty |