Chapitre 7 : Le service militaire et la maladie

Il y eu un mystère dans la vie de Jehan ? Son œuvre, si diverse, si considérable en dépit des pièces brèves quelle comporte, quand donc a-t-il trouvé le temps de l’écrire ? J’ai longtemps partagé son existence sans pouvoir répondre à la question. Certes, j’ai connu des gens actifs, des gens occupés, dont on dit qu’ils n’ont pas une minutes à eux. Mais lui, donnant des heures aux autres, comment en trouva-t-il assez pour imposer à son œuvre, dix années durant, une floraison qui bravait insolemment le calendrier ? L’ubiquité, le mouvement perpétuel sont autant de mystères : il faut les invoquer ici.

Au vrai, Jehan possédait la faculté assez rare de s’abstraire totalement des ambiances, quelles qu’elles fussent, pour suivre sa médiation. Je l’ai vu composer en classe, un cahier sur ses genoux, cependant qu’aux claviers de l’orgue, gênant voisin, une fugue improvisée égouttait de laborieux contrepoints. Pareillement en chemin de fer (En un trajet de Paris à Saint-Germain, dans la cohue du train le premier des Deux Chorals pour orgue a été tracé d’un jet de plume), au café, à la halte au cours d’une ascension. Si les heures du jour avaient été inclémentes, une insomnie secourable réparait le mal : la plume griffue du stylographe courait quelques minutes sur un vélin de haut format, gravait un thème, ébauchait un rythme, puis, bec levé, considérait l’esquisse, s’en contentait et rentrait dans son capuchon, cependant que Jehan réintégrait son lit. Chez lui, jamais de mise en train préalable à la composition. L’idée de s’excite artificiellement, comme Grieg avec l’alcool, ou même Franck avec sa propre musique, le faisait sourire. Il était toujours prêt à renouer le fil d’un chant intérieur qui ne faiblissait pas plus qu’un feu de vestale. Comme Newton le disait de la gravitation universelle, il eût pu répondre d’un thème : "Je l’ai trouvé en y pensant toujours." Pour lui, la joie, c’était un arpège allègre ; la tristesse, trois accords enchaînés ; la mélancolie, une petite fêlure harmonique : de la musique, toujours prête à jaillir et, sitôt née, à prendre une forme gracieuse. Il niait l’inspiration : un oiseau s’étonne-t-il d’avoir des ailes ? Pour lui, la musique n’était pas une activité exceptionnelle, mais une présence assurée — un ruisseau toujours bondissant, au bord duquel, pêcheur amusé, il regardait l’eau couler et fuir les molles caravanes des poissons d’argent, n’armant sa ligne que pour retenir au passage quelque pièce remarquable.

Je redoutais pour Jehan l’épreuve du service militaire, les exercices fatals aux mains du musicien, l’atmosphère peu propice aux spéculations et cette rupture brutale en plein élan ascensionnel. Une pneumonie assez grave au début de l’année 1933, avait fait croire que le servie armé ne l’admettrait pas dans ses rangs. Cependant, il fut incorporé en novembre, au 26° régiment d’infanterie à Nancy. L’hiver qui suivit fut rude, mais une pleurite à quoi succéda une bronchite n’eurent pas raison de sa bonne humeur ni de son courage. Une charmante famille adopta Jehan, adoucissant les rigueurs de l’exil. M. et Mme Evain, ont, depuis, souvent évoqué pour moi cette période, et leurs craintes que la vie militaire n’exerça sur leur commensal une séduction médiocre. Mais Jehan considérait qu’un artiste vaut dans la mesure où il sait oublier qu’il est un artiste. Nul n’incarna, mains que lui, le légendaire Poète sous le pot de fleurs, dont Roland Dorgelès a campé dans un de ses livres, l’impérissable silhouette, flegmatique et lunaire. Et personne, sans doute, n’aurait reconnu, dans le très correct deuxième classe aux molletières bien ajustées, aux paquetages irréprochables, l’auteur tout à tour narquois et désabusé de la Mélodie-Sandwich, op.20 et de la Chanson triste, op. 9. Un œil lucide, à l’abri d’une forte loupe, enregistrait sans indulgence le spectacle quotidien du régiment — qui n’est en somme séparée de la vraie musique que par une majuscule et un abîme — Jehan se voit confier un instrument assez différent de l’orgue ou du piano : "J’ai un horrible saxophone, écrit-il, sur lequel je fais des gammes chromatiques étincelantes ; je joue aussi des tangos chavirants, avec le vibrato de rigueur. Dans la salle où je me trouve, une quinzaine de saxos de toutes tailles soufflent, boursouflent, roucoulent ou savonnent dans un ronflement de épais et mou qui emplit les oreilles comme une boule de coton. C’est abrutissant à la longue. Alors je souffle plus fort qu’eux dans ma grosse pipe d’argent et le lâche des bouffés opaques…" Tout de même, certains jours, la mauvaise humeur l’envahit devant ces parodies indigentes. "La musique répète une horreur dans la salle voisine, de la musique d’ameublement, bien solide, bien dorée ; du cirque qui ne serait pas drôle ; une musique qui exhume des souvenirs de gare, de fêtes foraines, avec des grâce de bonniches. Que d’énergies mal digérées ! J’aime mieux la perversité féroce de l’accordéon et du mauvais jazz, car ceux qui en jouent savent au moins ce qu’ils commettent ; mais cela… Je vais essayer de me rincer les oreilles avec un peu de Montaigne."

Montaigne, Psichari, Péguy, saint Thomas, voilà les lectures favorites du soldat Alain Jehan, au 26° d’Infanterie. Noble textes, propres à inoculer la vertu de patience. Cette philosophie, dont notre guerrier se barde comme d’une cuirasse, elle éclate parfois en formules imprévues : "Mes pauvres mains ! Il faut creuser son trou individuel dans la roche impénétrable du plateau de Malzéville, manœuvrer le fusil à bout de bras en le faisant tourner autour du poignet. Heu ! miser ! Bientôt j’aurai les ongles comme des sabots de percheron." Métamorphoses d’autant plus fâcheuse qu’il faut, le lendemain, se produire devant des musiciens de marque. Heureusement, tout marche pour le mieux. "Mon voyage à Besançon s’est fait comme en rêve, sur un nuage de gloire : j’ai baisé la main de la préfète…" D’autres visages émaillent ce rêve : " Je suis emballé par le Concerto de Poulenc et d’ailleurs aussi par Poulenc lui-même. C’est tout à fait l’homme de ce concerto. Il joue à ses auditeurs le tour d’être profond et intellectuel, rêveur par moments, avec un langage ordinaire. Par instants, il approche de Mozart, c’est incontestable… J'ai beaucoup bavardé avec lui. Il est très gentil…" Poulenc et Gaston Poulet lui demandent d’improviser. Jehan s’en acquitte, avec bonheur sans doute, puisqu’il ajoute : "Quels hommes exquis !" et que nous témoignons une bienveillance particulière à ceux devant qui nous venons de briller.

Le service miliaire ne fut pas, dans l’existence de Jehan, la seule coupure. Une santé de fonds robuste mais souvent défaillante (Précisons que Jehan Alain, jusqu’à sa vingtième année, jouissait d’une santé excellente. C’est à cette époque de sa vie qu’un pneumonie entraîna une certaine fragilité qui l’obligea à se ménager) — bronchites, pleurésies, appendicite, surmenage surtout — l’obligeait à de longs repose. Les pages d’ombre le disputent aux pages de lumière quand on feuillette le livre de sa vie. Mais la réalité acceptée et moins affreuse qu’une hantise constante et vaine. Ainsi la maladie, cette antichambre de la mort, n’abattait pas Jehan. Il l’acceptait au contraire, l’accueillait comme une occasion de recueillement, un temps favorable aux longs pensers, aux bilans, aux projets. Comme tous ceux que la souffrance, périodiquement, frôle de son aile, il savait non point l’éviter, mais ruser, biaiser avec elle : "Ah ! disait-il, tu veux m’avoir ! Soit. Mais moi aussi j’aurai de toi quelque chose !" Ce quelque chose — l’aiguisement des facultés de perception — servait sa sensibilité d’artiste. Sentant venir la maladie, il s’apprêtait avec calme, comme on s’installe en wagon, pour y passer la nuit du mieux qu’on pourra. Avant tout, ne rien laisser perdre : c’est le mot d’ordre des créateurs.

La station horizontale ne refrénait même pas son ardeur au travail, ainsi qu’en témoignent tels de ses carnets ne notes. En 1932, il profite d’une convalescence pour repasser, de mémoire, l’Histoire de France aces les dates à l’appui. Puis, la chronologie esquissée dans ses grandes lignes, il contrôle les erreurs dans un manuel. Enfin, il récrit le tout par cœur. Combien sont capables de tels exploits ? A l’occasion d’une autre maladie, il dresse les plans d’une série de conférences sur des sujets très divers. Ces entretiens sont destinés aux élèves de l’Ecole libre Saint-Erembert, où il vient d’être nommé professeur. Sous le prétexte d’enseigner la musique, il déborde de loin le cadre des leçons et, un jour, il explique aux élèves la signification profonde le l’alleluia, que la plupart psalmodient sans y prendre garde. "Développé aujourd’hui le thème alleluiatique : celui qui jubile ne prononce pas de mots, c’est un chant de joie sans paroles, la voix du cœur se fondant dans le joie et cherchant à exprimant le plus possible."

Ainsi Jehan s’était-il peu à peu agrégé à cette famille douloureuse et magnifique, des êtres à qui le mal ne fait pas lâcher prise, qu’il affine, toujours et stimule parfois. Qui de nous, convalescent ébloui et trébuchant, n’a regagné son lit, blessé par l’éclat trop vif du jour et par la grossièreté insultant des gens bien portants ? Une sclérose précoce de la sensibilité et un ridicule panache d’orgueil animal signalent de loin l’homme-en-fer, alors que la noblesse du malade est dans une solitude jalouse et fière. Entre tant d’images de Jehan, — et je n’excepte pas la dernière — la plus discrètement héroïque est peut-être celle qui nous livre sur son lit de convalescent cet aristocrate de la maladie, dompté, point vaincu, forgeant de ses mains affaiblies les volutes d’or d’un chant de triomphe…

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© Bernard Gavoty