Chapitre 8 : Lise, Agnès et Denis

La chambre d’enfants célébrée par Debussy et Moussorgsky ne semble guère plus propice aux travaux de l’esprit que la caserne ou la clinique. Cependant, j’ai vu Jehan composer à côté du berceau de son premier enfant, au milieu des piaillements qui réjouissent le cœur d’un père mais attristent en général l’oreille d’un musicien. Cela sans affectation. Par un privilège admirable, il ne distinguait pas le plaisir de créer de la joie d’aimer — comme si l’un et l’autre prenaient leur source dans un sentiment commun d’émotion universelle. C’est de la même manière, avec les mêmes mots, qu’il décrit le feu, la neige, l’aurore, ou qu’il évoque, sur une joue de nouveau-né, la fossette qui annonce le sourire édenté. Tout ce qui touchait aux genèses lui était familier. Ces royaumes magiques, il ne cessait d’y plonger des mains avides, en quête de trésors merveilleux : l’acidité juteuse des groseilles, les palais de givre gravés aux vitres par l’hiver, un tendre surgeon vernissé, couleur de lombric. Au rebours de tant d’automates enkylosés — hommes, nos frères ! — il gardait de l’enfance l’élasticité, le caprice, la complicité du mystère. Tout en lui germait et fleurissait.

Ses enfants, comme il les a aimés ! — non pas de l’amour officiel du père qui, tapotant distraitement la joue du Bébé, rumine déjà les prêches inefficaces dont il empoisonnera son adolescence et médite avec une gravité comique ses Responsabilités futures — mais de cette tendresse quasi animale, celle qui, depuis des millénaires, pousse aveuglément la chatte à lécher son chaton, puis, griffes rentrées, à le rouler comme une pelote de laine, d’un revers de patte. De quel cœur impatient n’a-t-il pas désiré leur venue ! Le 17 avril 1936, il écrit une Berceuse pour le petit qui va venir. Le petit vient : c’est un petite. Pour fêter l’apparition de Lise, l’oncle Olivier lui dédie une charmante poésie :

Demoiselle bébé,
Qui laissez pour la terre
Le château de clarté
Où règne Dieu le Père.

Vous avez vos raisons
Pour vouloir, dans la peine,
Ecarter les buissons
De la forêt humaine.

Vos parents vous diront
Qu’une petite fille
Prive de biberon
Quelquefois sa famille.

Mais vous avez tout vu
De plus haut que vous-mêmes,
Et vous avez voulu
Qu’une maman vous aime.

Oubliez maintenant
Les demeures du Père,
Vous êtes une enfant
Vous êtes sur la terre.

Et puisqu’au ciel doré,
Voyant ce que nous sommes,
Vous avez désiré
La destinée des hommes.

Voici qu’agenouillés,
Nous vous tendons les bras,
Demoiselle bébé,
Noël ! Alleluia !

Est-il accueil plus aimable ? Indifférente à cette réception, la jeune Lise le fut beaucoup moins lorsqu’un peu plus tard son papa lui dessina tout exprès sur un album la série des aventures du Petit Poucet et de la Belle au Bois dormant, "vues par papa", comme le mentionne la tendre dédicace. Deux années et demie s’écoulent. Le carnet de Jehan porte des notes griffonnées : "1er août : j’attend ( !) d’un jour à l’autre — 6 août : je commence à écrire une Messe modale — 7 août : naissance d’Agnès, 7 livres 899." A une distance raisonnable, Denis-Jean-Sébastien fait son entrée dans le monde, salué d’un double prénom dont le premier l’autorisera à perdre parfois la tête, le second, composé, l’auréolant d’un parrainage flatteur, un peu lourd à ses menues ambitions. Pour cette petite escouade enfantine, Jehan imagine et illustre les Aventures de la famille Asdrubal de Matador, cocasses et stylisées. Je le vois entouré de sa nichée, dessinant fort malaisément, serré par ses poussins qui le pressent, accablé de caquets et de demandes d’explications. Et je songe à une autre scène que ce tableau rejoint par delà les siècles : elle se déroule chez Jean-Sébastien Bach, dans la demeure du Cantor à Leipzig. Maria-Magdalena et trois des filles chantent. Friedmann, le fils aîné, les accompagne au clavecin. Deux garçons copient de la musique. Deux autres jouent dans un coin. Devant la table, assis sur une chaise à haut dossier, Jean-Sébastien tient sur ses genoux un out petit enfant, frisé comme un mouton, et l’aide à tracer d’une plume d’oie quelques notes sur une feuille de papier éclairée par la lampe. L’ex-libris de la Passion selon Saint-Jean nous apporte ce touchant témoignage d’une existence avant tout familiale. Qui aurait cru cela de l’auteur de fugues intimidantes et d’austères oratorios ? Nous l’imaginions plus volontiers cloîtré dans un cabinet de travail solitaire. Ainsi, parfois, le conte de fées a raison.

Une fidélité constante et spontanée à ce qui subsiste de puéril chez l’homme fait plaçait Jehan de plain-pied avec ses enfants. Non content d’être un père attentif, semblable en cela à des milliers de pères excellents et bornés, il vivait sans effort au niveau des tout-petits, ajustant son regard et sa palette aux fraîches couleurs de leur paradis. Cela ne l’empêchait pas aucunement de regagner ensuite un autre plan, ni de distinguer sous des têtes bouclées l’amorce de leurs futures personnalités :

"Le nom léger, frais et ailé de Mazile (Ainsi avait-il surnommé Lise, sa fille aînée) danse dans mes oreilles et je cherche dans ma mémoire les intonations graves de ma petite fille lorsqu’elle joue toute seule. Elle sera curieuse de tout comme Ariane, audacieuse et têtue comme les servantes de Molière, avec, en plus, la délicatesse et le mystère d’Alain Fournier."

"…Je ferme les yeux et je vois la démarche courte, hâtée de notre Agnès. Parfois elle s’arrête contre un siège où s’appuie son petit bras rond et elle se balance un instant sur ses petits pieds sans talons avant de repartir vers je ne sais quel objet de convoitise. Je crois beaucoup à la facilité que nous donne dans la vie, en toutes circonstances, la grâce naturelle : il me semble qu’elle l’aura."

"…Notre petit Denis est un amour. Je crois qu’il la dans les yeux et les sourcils une ressemblance indiscutable avec les photographies de votre mari petit enfant. Ce n’est pas cette ressemblance qui peut faire de notre bébé un amour… Mais le fait est qu’il est gentil comme tout, et beau, et fort. Qu’il soit surtout lui-même, et tout ira bien…"

(extraits d’une lettre adressée par Jehan Alain à sa femme)

Jeunesse du cœur, fraîcheur des aurores, c’est vous et vous seules qui permettez à un homme de s’y retrouver dans le dédale de ses premiers souvenirs et de si bien pénétrer le monde enfantin. Il y faut, comme en toutes choses, le don, l’amour : "Je n’aime que les milieux où l’on peut parler des petits enfants" — est-il possible, mieux que par cette brève formule, de traduire le goût des plongées rafraîchissantes dans l’univers puéril, où sifflet cassé, un bouchon, un pétale de rose, amoureusement serrés dans une menotte, tiennent lieu d’idées générales ?

J’étais entouré des enfants de mon ami, lorsqu’au printemps de 1941, je commençais à réunir les éléments de ce volume. Il faisait une chaleur accablante ; parfois, un orage tendait un rideau de gouttes pressées et chargeait l’atmosphère d’une buée lourde. Installé au piano, je dépouillais un à un les feuillets des manuscrits, des cahiers de travail, des albums de dessins, des carnets. Des papiers qui jonchaient la table, à mes côtés, de tous ces objets, ses confidents, émanait mieux qu’un souvenir — une présence avisée par le cadre où Jehan vécut quatre années de bonheur. Par la fenêtre ouverte je donnais de plain-pied sur le jardin, ombragé de marronniers. Le gravier surchauffé crépitait sans arrêt, comme un lit de petites braises, sous les pas des enfants qu’on avait envoyé jouer, pour ne pas déranger "le monsieur". Violant la consigne, souvent le sommet d’une tête affleurait le rebord de la fenêtre. J’apercevais un dôme chevelu, et je n’avais pas de peine à identifier, d’après l’aspect et la couleur — meule blonde, copeaux d’acajou, algues tressées — leur petit propriétaire. Souvent, la curiosité était plus forte, et la porte s’ouvrait sous la poussée d’un minuscule personnage dont le piano me marquait entièrement la taille. L’éclaireur reconnaissait le terrain, puis, enhardi par mon silence, faisait quelques pas, suivi de près par le gros de la troupe. Ainsi, à tout instant, mon domaine était investi par trois lutins qui, se croyant coupables et n’en témoignant au reste nul remords, ne se doutaient pas certes pas du précieux appui qu’ils donnaient à mes pensées. Elles s’y enroulaient, comme le houblon autour de perches dressées, s’attardaient à mi-hauteur à la dernière vision que Jehan avait emporté là-bas, puis montaient le rejoindre dans les demeures du souvenir où il s’était réfugié. Plus d’une fois, depuis lors, j’ai rêvé, attendri, à ces scènes fraîches comme des sources, et si je les évoque ici, c’est afin qu’un jour, en lisant ces lignes, trois enfants pour qui je les trace conservent la vivante image de celui qui les a tant aimés.

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© Bernard Gavoty