Chapitre 9 : La Montagne

Pourquoi ne viendrez-vous pas huit jours à Argentières ? … Nous marcherons très peu… Il faut vous décider tout de suite. Laissez tout et venez pour huit jours. Apportez un grand parapluie, c’est tout…"

Perdu dans les Alpes, quelque part en Haute-Savoie, Argentières était le traditionnel refuge des vacances estivales et même pascales. La famille de Jehan y possédait un chalet sylvestre. On y donnait congé à tout, sauf à la musique et à l’amitié. Inapte aux plaisirs égoïstes, Jehan, à peine arrivé, lançait de son pic des appels joyeux, convoquait ses meilleurs amis à la contemplation de "sa" montagne. Non point une foule, mais les intimes, les "siens" — cette patrie spirituelle selon saint Augustin — ceux qui, à son exemple, refroidis des fièvres ascensionnelles, pratiquaient un amour quasi mystique de l’altitude. Cette montagne familière, tant de fois décrite, Jehan en goûtait la poésie, bien plus que les dangers. Il dessinait, peignait, sculptait, écrivait, ou dormait tout simplement sur l’herbe, au sein d’une nature fraîche, juteuse, à l’instar de ces fruits sauvages, mûris d’un seul côté, mais qui emplissent les narines et le palis d’effluves provocants.

En été surtout, les plaisirs de la gymnastique alpestre passaient au second plan. Si Jehan et ses amis se décidaient à monter, c’était seulement en quête du spectacle unique que l’on découvre des hauteurs. Troupe minuscule, ils recherchaient surtout la grande paix des sommets, au bord de quelque lac haut juché, tapis dans l’herbe maigre semée de fleurs brillants pareilles à des yeux de métal. Le bruit de la vallée s’éteignait, les voix chères s’élevaient. Les jardins suspendus déployaient leurs féeries. Parfois, un murmure idolâtre s’élevait : "Il fait bon ici, plantons-y trois tentes…"

A Pâques, c’était l’étincellement de la neige, un immense spectacle où se noyait rapidement l’angoisse des concours tout proches. Une frénésie d’immédiat profit transformait en un clin d’œil les Parisiens en explorateurs. D’un pic voisin, un alpiniste eût cru deviner une poignée de rats s’échappant d’un tronc dans la neige. Comme la mémoire est courte ! Quelques bouffées d’air vierge renouvellent un homme : projets, soucis, les plus chers travaux sont vite balayés. L’excursionniste négligeait rapidement le compositeur, le laissait en arrière comme incapable de le suivre, et, au bout de quelques foulées dans la neige tonique, l’eût toisé avec mépris s’il n’avait senti ce jumeau, un instant ébloui et clignotant, s’alléger à son tour de ses boulets, et presser le pas pour réintégrer en hâte son écorce fraternelle. Le divorce avait été de courte durée. Ainsi rêve-t-on parfois de se fuir soi-même. Chimère ! Nos doubles nous poursuivent et nous pressent, puis rafraîchit ou las de combattre, nous leur entr’ouvrons la porte. Jehan n’avait pas marché deux heures que déjà la musique en lui s’installait de nouveau, tel un orchestre. L’odeur ozonée des cimes préludait. Sournois, un chant de flûte enroulait son arabesque au bâton ferré, le hautbois égrenait un motif, le cor jetait son appel, la navette des violons tissait un voile de soir dans le grand silence glacé. Tout à coup les cuivres éclatent en fanfare, une immense symphonie s’organise, répercutée par les parois des crevasses et des à-pics. Plus impérieuse que la fatigue, la musique roule comme un torrent de montagne. Toute peine fond au soleil névralgique qui brille sur la neige. Un sentiment d’allégresse et d’écrasement tout ensemble pénètre l’homme minuscule qui semble abandonné de Dieu dans la solitude. Une prière informe monte aux lèvres. Rien à demander : un balbutiement éperdu, puissamment cadencé par le rythme du cœur qui bat à rompre, répété jusqu’à l’obsession. Les Litanies, d’un seul bloc, naissent du silence et de l’abîme (du moins sous la forme d’une première version intitulée "Fantasmagorie" op.62).

D’autres repères jalonnent les pistes d’Argentières. En 1935, c’est une Fugue pour orgue (plus tard dotée d’un Prélude) dédié "A mon cher maître, Georges Caussade." Au cours de l’été, en 1936, Jehan, Odile et Olivier excursionnent dans la montage — "…cette montagne aimable et terrible, charmante par ses fleurs, menaçante, inexorable par sa stature et son éternité…" Une brume opaque les tient enfermés dans une petite hutte en bois de sapin. Jehan note très rapidement deux chants à trois voix, très courts, aussitôt exécutés à bouches fermées. Chœur aveugle, ouaté par le brouillard, et qui semble jaillir des murs mouvants du Schéol. De l’été suivant, un Pater et une Préface grégoriens, "que nous avons noté de mémoire à Argentières, Odile et moi, un des derniers jours…" Un des derniers jours, c’est-à-dire à la fin du mois d’août 1937. Le 3 septembre, un accident de montagne arrache à Jehan sa sœur bien-aimée. Je le vois encore, muet, écrasé, apprenant la nouvelle à Paris, où son service d’organiste l’avait rappelé quelques jours plus tôt. En hâte, la gorge nouée, il vient me demander de le suppléer à un office. Le soir, c’est moi qui le conduis au train, et je vois encore son visage creusé, à la portière du wagon qui l’emporte vers la douleur. Autour du chalet, jadis si joyeux, d’Argentières, un grand sommeil noir est tombé sur la vie. Jehan trouve les siens grelottant sous l’épreuve. Me trompé-je en assignant cette date et cette vision à une page de son carnet : "Or, ils étaient assis les uns près des autres et ils pleuraient en silence, tandis que le vent soufflait sans reprendre haleine. Les arbres laissaient bruire leurs feuilles frissonnantes, les buissons se faisaient plus petits et plus vieux, l’herbe innombrable s’inclinait plus bas encore vers la terre. Et ils étaient assis les uns près des autres, et leurs poitrines se creusaient pour enfouir plus profondément leur cœur…"

L’abbaye de Valloires, dans la Somme, était un autre foyer d’inspiration. Un de ces refuges où se trempe la vie intérieure. Valloires est dans une région très vallonnée : "Il y a une foule de petits coteaux. Sur le flanc même des collines, une succession de plis et de creux où la neige s’amoncelle. Au loin, les bouleaux avec leurs têtes rougies et leur troncs d’argent. Sur out cela, la lumière du matin, la neige qui scintille, les ombres bleues, l’air pur qui élève le plafond du ciel, le soleil rougeâtre dans les petits nuages légers, comme le jaune d’un œuf sur le plat, et cette teinte poudrée des lointains givrés…"

Comme on se rend à un pèlerinage, Jehan allait fréquemment à Valloires se repaître de nature et de solitude. Les repas réunissaient les hôtes de l’abbaye où l’on menait bien plus la vie de pension de famille que celle des moines. Dans la journée, Jehan et les quelques amis qui l’accompagnaient parfois s’égaillaient dans les champs et par les routes crayeuses, vers les marais piqués de roseaux, dans les bois retentissant de la crépitation immense des corneilles, associées en nuages vociférants par-dessus les cimes ajourées des futaies hivernales ; ou encore dans les entrailles poussiéreuses de l’orgue abbatial, chassant la chauve-souris, hôte habituel des tuyaux, suprêmement choquée par les concerts qui la délogeaient. La soir, après la prière, on s’assemblait autour de l’orgue dont Jehan aimait particulièrement les timbres fins et voilés : un orgue qui ne brisait rien, qui continuait le silence, si l’on peut dire, recueillant les confidences de la dernière heure du jour. Tous feux éteints, sauf le fanal en avant, comme une étoile rouge dans la nuit, la chapelle démarrait sur les fleuves jumeaux de la musique et de la prière. Jehan improvisait, cherchant pour les auditeurs comme pour lui-même cette sorte de détachement au fil de l’eau, cette paix confinant à l’extase que seule dispense la musique d’une grande pureté, d’une ingénuité mûrie. Ainsi Jehan pénétrait-il le sens caché, magnifique, du métier d’organiste. Il ne subsistait plus, en présence de Dieu solitaire à l’avant de l’esquif, que l’instrument sacré et son pilote, tous deux humbles servants du drame liturgique qui, depuis vingt siècles, perpétue et commente la scène prodigieuse qu’un Dieu est venu jouer sur la terre. Le vent du large emportait très loin toute fumée d’ambition terrestre. Jehan accomplissait sa vocation, il vivait sa vrai vie, ainsi qu’en témoigne une allusion discrète datée de Valloires : "… J’aimerais être un vieil organiste, très vieux, qui jouerait tous les matins un office sur l’instrument qu’il connaît depuis de longues années. Un vieil organiste qui passe saluer gravement le chapitre à la sacristie avant de rentrer dans son vieux chez lui…" C’est à Valloires qu’il compose des paraphrases, et notamment un Postlude pour l’office de complies op. 21, discret joyau d’inspiration liturgique, ou de simples "notes" musicales, telle une Vocalise dorienne pour orgue et chant. L’être profond que Jehan dissimule sous une enveloppe bondissante parachève là son développement. Solidute monastique, silence montagnard, prière, poésie, conspiraient à faire surgir en lui une présence plus intime que toute musique.

Dans cette multitude de nuances qui composent, telle une herse de théâtre, l’éclairage d’une sensibilité, j’avais beaucoup attendu pour lui de la révélation méridionale. Méditerranéen, j’escomptais le mirage qu’assemblent en un duel étincelant et sans relâche les amants rivaux du golfe paresseux, la mer et le soleil. O illusion de la contrée natale ! Chacun demeure captif des paysages où s’accrochent, comme aux ronces des collines la laine des agneaux, ses rêveries adolescentes, mais considère avec défiance le site dont il n’a pas, enfant, foulé les sentiers, humé les parfums, partagé la vie, qui est celle même d’un être de chair et d’os. Peut-être Jehan était-il trop bien préparé à ce qu’il devait ressentir pour l’éprouver vraiment ? Je lui avais tant parlé de mon pays ! Lorsque nous descendions de conserve la rue de Rome, transformée par l’hiver en marécage, j’imaginais par instinct de contraste un beau jour de février à Nice — l’éclaboussement d’azur et d’or sur la vieille ville, la saveur métallique de l’air brillant, la flânerie des calèches découvertes, les cochers coiffés de canotiers et fleuris d’un brin de mimosa, et, dans les collines vers Falicon, les fleurettes sauvages, déjà, que midi exalte et que le crépuscule glace comme autant de petites lumières parfumées. J’évoquais la Corse, dont tous les Cyrno’s Bars n’arrivent point à affadir l’accent de vigoureuse et très antique légende. Comme enfant à un autre enfant, j’avais chanté sur le mode lyrique les montagnes crépues de cystes, le golfe de Porto avec ses plans découpés comme des portants de théâtre, et, à Piana, au-dessus des calanques, la soupe de poisson mijotée en des arrière-boutiques qui sentent d’une lieue la crasse, l’indolence et la joie de vivre. Ainsi intoxiqué par mes récits, il aborda un jour ce rivage des dieux et il fut déçu. Moi encore que moi, qui avait promis une féerie où il ne trouva qu’une kermesse. Et, sans doute, j’avais de tout temps partagé sa déception en face des villas "Mon rêve." Mais Jehan avait surtout éprouvé le sentiment d’un aveugle à qui, pour lui révéler la lumière, on eût restitué la vue en plein Sahara. Cette nature expansive qui exalte la nuance jusqu’à la couleur crue, ce pays agressif, bardé de boucliers de cactus et de lances d’aloès, l’avait laissé pantelant, comme blessé. Ce coup de poing ensoleillé excédait la force de résistance d’une nature sensible à l’excès, qu’une feuille morte suffisait à faire rêver. Tout de même, le cœur me manque pour reproduire ici la méchante petite lettre qu’il m’écrivit de Nice, au mois de septembre 1938… Je le soupçonne, au reste, d’avoir forcé son humour naturel pour me provoquer, car il rapportait de ce voyage prétendu manqué deux œuvres qui ne l’étaient pas : Monodie, pour piano, et Aria pour orgue, pages brèves où j’aime à voir jouer dans une prunelle de l’Ile-de-France mes horizons familiers.

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© Bernard Gavoty