Chapitre 10 : L'œuvre (partie 1)

Me voici arrivé devant l’œuvre de Jehan Alain, comme, au détour d’une ruelle sinueuse et bordée de boutiques le touriste aperçoit la façade délicieusement ouvragée d’une de ces églises gothiques ou romanes, bijoux de nos provinces. Le portail, d’un coup lui saute au visage. Le voilà cloué au sol. Où aller ? Que voir ? D’abord, il ne distingue rien, tous les détails le sollicitent. Entre le Christ en croix et le diable grimaçant, enroulé comme une liane autour d’un pilier, sur cette grande page de pierre où une ville a gravé l’histoire de son cœur, de ses coutumes et de ses prières, que préférer, quel symbole retenir, quelle image emporter ? Ce n’est pas du premier coup d’œil que s’enregistrera, en une synthèse harmonieuse, la notion idéale d’une œuvre hétérogène parce que vivante

Le visage de Jehan Alain est, dès maintenant, assez établi pour que nul ne s’étonne d’apercevoir dans sa musique le reflet versicolore d’une nature toute en nuances opposées. Et je pense avoir suffisamment fait revivre un être qui, passant du rire aux pleurs, empruntait de l’un à l’autre la passerelle impondérable de la fantaisie, pour qu’on découvre sans sourciller, côte à côte dans le catalogue de ses œuvres, un austère Choral pour orgue, une Histoire sur des tapis entre des murs blancs, une longue pièce, Introduction, variations, scherzo et choral, suivi d’un conte : Heureusement la bonne fée, sa marraine, et d’un Gai liseron, qui n’excède pas trois mesures. Grâce au petit cahier gris où Jehan tenait à jour le catalogue détaillé de ses compositions, l’on peut gravir un à un les cent vingt-sept échelons de son œuvre. Qu’il ait atteint en moins de quinze années de production une telle altitude, beaucoup s’en étonneront. Ils ignorent le soin scrupuleux qui lui faisait consigner la moindre trouvaille : pas une ligne de musique, sauf peut-être les toutes dernières, tracées sur le champ de bataille, qui n’ait sa place dans ce catalogue que Jehan appelait " mon inventaire ". Œuvres originales, thèmes à développer, simples notes et transcriptions y voisinent. Sans doute un examen sévère ne laisserait-il subsister qu'une trentaine d'œuvres dignes de ce nom, mais il sacrifierait les à-côtés, les farces et, si j'ose écrire, les hors-d'œuvre, qui donnent leur saveur aux plats de résistance. Sans doute Jehan s'est-il mieux exprimé dans ses Trois Danses op. 81, que dans un Post-scriptum de quelques mesures mais celui qui ne verrait en lui que l'homme intérieur ignorerait le fantaisiste et il y perdrait. Jehan aussi. Les biographes qui nous décrivent tout d'une pièce héros ou coquins, hommes de génies ou pauvres diables, se trompent et nous trompent, car il y a en tout être un tel luxe de contraires, qu'il est, au vrai, malaisé d'opérer des classifications. Peine perdue, au demeurant, car elles réduisent l'homme à un schéma sans vigueur et nous donnent une idée si fausse que nous ne reconnaissons plus, au travers d'une psychologie géométrique, ceux que nous avons aimés. Me référai-je à Cocteau ? : "La rêverie, la rêvasserie sont le fait du poète sans poésie. Car la poésie n'empêche aucunement la vivacité, l'enfantillage, les jouets d'un sou, les farces, les fous rires, que les poètes mènent de front avec la plus incroyable mélancolie."

Cette diversité, cette profusion qui marquent l'œuvre musicale de Jehan, elles sont typiquement françaises. Comme elles nous inclinent, dès l'abord, vers celui qui sut manier avec un tact exquis les séduisantes et dangereuses qualités de notre race ! Point de fantaisie laborieuse, nulle contrainte, une absolue liberté de démarche, une égale aptitude à sourire et à rêver. Méditant le texte de la prose pascale Victimae Paschali, qui lui avait suggéré autrefois une improvisation, Jehan note, le soir, sur un de ses carnets : "Il y a dans le Victimae, vers la fin, un détail admirable : "Tu nobis, victor Rex, misere. Amen, Alleluia. " Rencontre invraisemblable et, psychologiquement, plausible, nécessaire même : Aie pitié de nous et alleluia. C'est bien cela : aie pitié de nous, puisque nous sommes des pécheurs — et alleluia, puisque nous savons que le Christ est ressuscité. Il faut, à tout prix, mettre en relief cette opposition en improvisant." Combien j'aime qu'une pensée si haute vienne sous la plume du malicieux auteur du Rosier de Mme Husson op. 35, pour piano, et que l'homme qui se plaisait aux fantaisies d'un Erik Satie, auteur des Trois petites pièces et une cuisine et des Morceaux en forme de poire, fût celui-là même qui savait s'agenouiller en silence devant l'ineffable mystère de notre rachat.

Me voici que, tel mon amateur d'architecte, je m'égare, indécis, ne sachant qu'admirer davantage, les gargouilles ou du tympan. Prenons du recul et, fermant à demi les yeux, cherchons à définir la couleur avant de distinguer les nuances

La formation musicale de Jehan fut essentiellement traditionnelle. J'ai dit, chemin faisant, que son père lui transmit les principes de l'orgue, puis que Marcel Dupré lui enseigna dans son intégralité la technique d'organiste virtuose et improvisateur. M. Pierson, notre maître commun, le dirigea dans l'étude du piano. Puis Jehan accomplit au Conservatoire le cycle normal des travaux d'écriture. Elève d'André Bloch pour l'harmonie, de Paul Dukas puis de Roger Ducasse pour la composition (Jehan Alain obtint, sous la direction de ces maîtres, mes premiers prix d'harmonie, de contrepoint et fugue, enfin le premier prix d'orgue et d'improvisation), il possédait un "métier" irréprochable, au rebours de certains de ses aînés qui, brillants sujets à vingt ans, s'empêtrèrent, la quarantaine venue, dans les rets d'un amateurisme que l'extrême jeunesse avait dissimulé et dont l'âge mûr décelait l'irréparable évidence. Tous les maîtres de Jehan s'efforcèrent à le diriger sans le contraindre. L'omniscience de l'un, la sûreté de l'autre, la passion maîtrisée de celui-ci, la largeur d'horizons de celui-là, l'universelle curiosité de dernier et son esprit caustique laissèrent autant de traces chez leur disciple. Mais craignant d'imposer, ils se bornèrent à proposer, trop heureux de trouver un terrain aussi fertile. De l'ambiance où il avait grandi, Jehan héritait une souplesse de plume qui lui épargna bévues et lenteurs. Ses devoirs d'école eurent cette franchise, cette grâce initiale du musicien de race. Sa première fugue était "en place", ses improvisations sans repentirs, ses premiers essais avaient l'aisance qui permet d'emblée à une nature de s'exprimer en musique aussi facilement qu'on regarde en un miroir

D'où l'intérêt qui s'attache à tout ce qu'il écrit. Jehan affirme dès l'opus I, un respectueux mais ferme dédain pour toute formule scolastique. Apprenti, il révélait les maîtres et acceptait la réprimande. Le voilà établi à son compte, il conserve l'auge et la truelle de ses débuts, mais il refuse catégoriquement l'aggloméré, le ciment en sacs et même la pierre de taille. Ses matériaux, c'est à lui et à lui seul de les trouver dans la nature, à en reconnaître, de l'index, la sonorité. Il sait qu'on fait de la vie qu'avec du vif. Aussi, quand on ausculte les premières œuvres, y décèle-t-on une originalité souveraine. Je ne dis point : c'est du Strawinsky ou du Ravel. Je m'écris : c'est du Jehan Alain !

On ne l'a pas vu, comme tant d'autres jeunes musiciens, s'attacher à un maître illustre et dissimuler sous des louanges hyperboliques d'ingénieux démarquages. Il se sentait bien trop le désir d'être lui-même pour se soumettre aux influences. Je ne lui ai connu que deux amours authentiques : Bach, source de toute harmonie, et les classique français du dix-septième siècle, dont la fraîcheur l'enchantait. Nous parlions peu de Chopin et de Beethoven. Franck l'inquiétait par sa constante recherche d'extase. Debussy le séduisait mais il ne le fixait pas. Enfin, il aimait Fauré et en redoutait cependant le charme enivrant : peut-être connaissait-il insuffisamment Pénélope et le Quatuor à cordes. Peu d'allusions aux contemporains. Au fond, comme beaucoup de créateurs, il s'intéressait médiocrement à la musique d'autrui, hormis la grégorienne et la médiévale. Ce qui est ridicule chez un amateur et parfaitement raisonnable chez un artiste original

Le caractère dominant de sa nature comme de son style musical, c'est la mobilité. Peut-être n'a-t-il pas tant cherché à faire de belles œuvres qu'à s'exprimer lui-même. En ce sens il n'était pas compositeur, c'est-à-dire architecte. Ignorant les angoisses de la création, enfantant dans la joie, et souvent d'un seul jet de plume, il revenait peu sur ce qu'il écrivait. Parfois même, il y avait quelque hâte dans son travail. Ainsi son œuvre compte-t-elle plus d'esquisses que de toiles. Talonné par le temps, qu'il sentait mesuré, voulant toutefois dire l'essentiel, il allait au plus pressé, traçait à grands traits de fusain, n'attachait d'importance qu'à l'essentielle, laissait aux auditeurs le soin de prolonger ses indications, vigoureuses pour subtiles, et de trouver en eux l'écho et la réponse aux questions que sa musique, interrogative s'il en fût, semble poser à chaque mesure. S'il peint un état d'âme ou un paysage, c'est pour ajouter aussitôt : "L'éprouvez-vous, le voyez-vous comme moi ? " La dernière phrase demeure inachevée ; un point ne saurait la conclure, c'est un point d'interrogation qu'il faut y dessiner en esprit

Sa correspondance ne laisse aucun doute sur ce point et l'on trouvera parmi les lettres publiées dans ce volume plus d'une allusion à ce dessein. Mais il a exprimé là-dessus une opinion formelle dans une courte et significative préface à ses œuvres de piano, qu'il faut citer tout entière :

"Vous trouverez ici une série d'impressions. Il n'y faut pas chercher, à quelques exceptions près, un cours ou un raisonnement, mais une vision passagère

"Je n'ai pas toujours marqué l'interprétation que je désire, et qui, pourtant, est la plus grande chose dans ces petites pièces dont la simplicité peut paraître de la pauvreté et de la bizarrerie, de l'inutilité ou du désagrément. Du reste, cette interprétation est absolument variable

"Mais mon but serait atteint, et ce serait pour moi une très grande joie si l'un de vous lecteurs, se retrouvait lui-même tout à coup dans l'une de ces lignes. Qu'il s'arrête, touché, et qu'il s'en aille, ayant reçu un peu de cette douceur qui nous baigne lorsque nous avons croisé un regard ami…"

Style, pensée, traduction sont rendus étroitement solidaire par ce vœu, clairement exprimé, d'une perpétuelle communion avec l'interprète ou l'auditeur. Une âme chaleureuse — ni ange ni bête, bien d'aplomb sur terre — une vision cosmique, un lange neuf, inventé de toutes pièces, ni classique ni trop moderne. Une traduction qui, pour ne rien trahir, doit procéder ab interiore. Un constant effort de l'auditeur pour s'installer, avec l'auteur, en ce lieu idéal et clos où l'on reçoit le message par l'âme autant que par l'oreille, par le dedans et non pas seulement par ce frôlement, cette exacerbation de la sensibilité, à quoi Debussy nous convie trop souvent

L'interprète doit se pénétrer de ces nécessités : qu'exigeait Alain, sinon ce qu'il ne cessait de prodiguer lui-même, inépuisablement : la vie ? Ce mot revient sans cesse sous ma plume ; il n'en est point d'autre. Ceux qui ne connaissent de Jehan que sa musique ne se persuaderont jamais assez que la jouer sans cette grâce ardente que lui-même y mettait, revient à enfoncer dans le brouillard son image que, d'un constant souci, je m'efforce d'en faire surgir. Tâche épuisante, que me facilitent cependant en toute occasion un vif souvenir, un mot jailli de ma mémoire, un exemple. Userai-je de ce procédé pédagogique ? Je m'y résigne, dans mon ardeur de prouver. En tête des Variations de Introduction, Variations, Scherzo et Choral pour orgue, Jehan inscrit : fluide. Revenant à cette notation, il la commente dans un post-scriptum : "Il faut que la musique coule comme de l'eau d'une rivière. Foin des martelières et des écluses ! "Puis-je le revois à notre orgue d'étude au Conservatoire, définissant à l'une de nos camarades, admirable virtuose, l'esprit et la manière dans lesquels il convient d'exécuter cette œuvre. Il indique des appuis sur telle ou telle note, une précipitation ou un alanguissement à certains passages, tout cela sans rompre jamais le fil de phrasé : "Il faut jouer comme on parle ou comme on marche, mais écartez de votre esprit le désolant exemple des bègues, des culs-de-jatte, des bavards et des gens trop pressés. Fuyons l'implacable rythme militaire et scandons à la libre allure de l'alpiniste, qui s'élance quand il faut et s'arrête quand il veut, pour jouir du paysage que son ascension lui découvre." Mais à mesure que le souvenir se précise, je vois croître la difficulté de faire participer l'interprète à tout ce que j'évoque ici et qu'il n'a point connu. Aussi bien ne saurait-il négliger de puiser la "tradition" aux sources qui la peuvent encore dispenser.

Voir la préface de l'œuvre pour piano.

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© Bernard Gavoty